Dix-huit ans, bel âge où aux rêves de la jeunesse s’ajoutent les nouvelles possibilités qu’apporte l’arrivée de la majorité, ouvrant ainsi le temps des conquêtes. Dix-huit ans, c’est l’âge du Festival Musique et Mémoire qui, depuis 1994, fait résonner la musique baroque au cœur des paysages et des lieux patrimoniaux des Vosges Saônoises. Quelques semaines avant l’ouverture de sa nouvelle édition, qui se déroulera, durant trois week-ends, du 13 au 29 juillet 2012, Fabrice Creux, son directeur artistique, nous présente ce rendez-vous aussi singulier qu’authentique.
Passée des arts : Fabrice Creux, pourriez-vous nous retracer brièvement votre parcours personnel, les raisons qui vous ont conduit à créer le Festival Musique et Mémoire et les grandes étapes de son évolution jusqu’à ce jour ?
Fabrice Creux : Le festival Musique et Mémoire résulte d’un double parcours. Étudiant en Histoire, j’ai suivi un cursus de formation en orgue auprès de Jean-Charles Ablitzer au conservatoire de Belfort et l’enseignement dispensé par ce grand musicien a été particulièrement décisif dans la naissance de ma passion pour la musique ancienne. La réunion de ces deux centres d’intérêt, conjuguée à l’envie de mettre en valeur le patrimoine architectural de ma région, a été déterminante dans mon désir de créer une manifestation qui les associerait étroitement.
Comme beaucoup d’aventures identiques, Musique et Mémoire a démarré modestement, mais avec une foi inébranlable et une force
qui est d’avoir lié le festival à une démarche de développement local. Certes, l’argument culturel était essentiel, mais l’inscrire dans un processus plus large de valorisation d’un territoire
aux richesses historiques innombrables a été un puissant vecteur d’adhésion auprès des élus locaux comme du public.
Un autre élément essentiel de notre projet a été la mise en œuvre, dès 2004, des premiers dispositifs d’accompagnement artistique permettant d’offrir à des ensembles et des artistes porteurs de démarches originales les espaces de travail, d’expérimentation et de création nécessaires tant à leur développement qu’au renouvellement des répertoires et des pratiques. En complément des résidences ponctuelles, inscrites dans la période festivalière, Musique et Mémoire a engagé deux compagnonnages artistiques avec l’Ensemble 415 de Chiara Banchini (2007-2010) et l’organiste Jean-Charles Ablitzer (depuis 2005), dispositifs qui permettent d’accompagner dans la durée des artistes d’excellence, implantés en région Franche-Comté ou non, mais porteurs de démarches fortes (productions originales, réalisations discographiques, recherches musicales, etc.) et dont l’ensemble Correspondances, dirigé par Sébastien Daucé, bénéficie depuis 2011 pour une durée de trois ans. De mon point de vue, ce dernier figure parmi les plus intéressants de la nouvelle scène baroque à la fois par sa cohérence et son identité sonore, mais aussi par l’audace de ses choix artistiques fondés sur un important travail de recherche sur le mélange des timbres et les couleurs sonores qui apportent une grande force à la musique française du XVIIe siècle.
P.d.A. : Les mots qui viennent le plus naturellement à l’esprit pour qualifier le festival sont ceux de fidélité, d’exigence et de convivialité, fidélité à votre région comme aux musiciens que vous invitez, exigence d’une programmation qui ne cède pas aux sirènes des modes, convivialité entre le public et les artistes auxquels maintes possibilités d’échanger sont offertes. Ces trois mots vous semblent-ils une juste définition du projet culturel, au sens large, de Musique et Mémoire ?
F.C. : Effectivement, ces trois mots sont particulièrement révélateurs de l’identité de Musique et Mémoire car cet événement, comme tous ceux qui s’inscrivent dans la durée, est d’abord et avant tout une aventure humaine fondée sur la rencontre, la fidélité et la confiance. Le festival s’est taillé une identité forte dans le paysage des manifestations dédiées à la musique ancienne et il demeure fortement lié au territoire, un point qui me semble fondamental. En effet, je ne crois pas qu’une telle aventure en milieu rural soit véritablement possible et puisse s’inscrire dans la durée sans un ancrage fort. En même temps, elle doit être porteuse d’une ouverture sur l’extérieur et s’inscrire totalement dans la mosaïque des cultures d’aujourd’hui. J’écrivais d’ailleurs il y a quelques années : « Pour que la réhabilitation du local ne soit pas le prétexte à un repli identitaire, il est indispensable de souligner sa capacité à être universel. C’est cette idée que défend le festival Musique et Mémoire ».
P.d.A. : Un des axes forts de l’action que vous menez est d’encourager la création de nouveaux programmes, comportant souvent des œuvres rares voire inédites. Au moment où l’on assiste à une certaine uniformisation du goût au travers de la surexposition de certains genres et compositeurs – l’opéra et Vivaldi ou Händel, pour résumer -, n’est-il pas difficile de convaincre public et soutiens de la validité de ces choix, aussi courageux soient-ils ?
F.C. : L’ambition de créer des programmes proposant des répertoires souvent méconnus ou oubliés, qui est au cœur même du projet artistique du festival depuis sa création, éloigne forcément des modes ; elle a cependant, au fil du temps, suscité une véritable adhésion du public et continue à être un élément moteur de son attention à nos propositions. Il sait, en effet, qu’il va trouver chez nous ces propositions totalement inédites qui font le « sel » d’une programmation. Bien évidemment, le public a besoin d’être accompagné pour profiter pleinement des découvertes que nous lui offrons ; c’est la raison pour laquelle, comme nous l’avons dit auparavant, chaque projet comprend un volet d’actions culturelles permettant à chacun d’entrer dans l’atelier des musiciens.
Nous avons la chance que nos soutiens institutionnels et privés aient toujours pleinement partagé notre ambition. Là aussi, c’est le fruit d’un dialogue permanent pour expliquer nos démarches. Un travail comme celui que nous portons depuis 1994 est avant tout fondé sur des enjeux communs, notamment celui d’apporter une plus value par l’action culturelle au territoire. A ce titre, nous sommes très attachés à l’idée que le festival soit aussi le moyen de mettre en synergie les ressources locales et agisse comme un fort vecteur de lien social.
P.d.A. : Outre Correspondances, en résidence permanente à Musique et Mémoire pour la période 2011-2013, l’édition 2012 permettra de retrouver Il Ballo et Vox Luminis. Pourriez-vous nous expliquer les raisons qui vous ont poussé à faire confiance à ces trois ensembles et nous donner une idée des programmes qu’ils vont défendre en juillet prochain ?
F.C. : À la fin de l’édition 2010, j’ai ressenti le besoin impérieux de repenser le projet artistique du festival en m’appuyant sur l’ensemble des expériences accumulées depuis sa création et en revenant précisément aux répertoires fondamentaux de la musique baroque ; en effet, j’avais observé que les programmateurs délaissaient trop souvent les œuvres qui en constituent l’essence, notamment chambristes et solistes. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de créer pour ces musiques un espace de diffusion clairement identifié.
Sur la base d’un principe simple, que l’on pourrait résumer à la formule « trois ensembles, trois résidences créatives,
trois projets artistiques », je choisis donc des ensembles portés par un véritable esprit de troupe et démontrant une réelle capacité à défendre un projet artistique fort et
singulier.
P.d.A. : Vous avez, par le passé, ouvert la programmation du Festival à des répertoires antérieurs au Baroque, notamment la musique médiévale. Envisagez-vous de renouveler ce type d’expérience en incluant, outre celui du Moyen Âge, le répertoire de la Renaissance, ou celui des périodes préclassique ou classique ?
F.C. : Je ne renonce absolument pas à revenir à des répertoires antérieurs ou postérieurs à l’époque baroque mais, pour autant, il me semble important de poursuivre, en l’approfondissant, l’orientation artistique actuelle. Cette démarche ne peut cependant pas s’affranchir d’une mise en perspective permanente avec l’évolution de l’histoire de la musique ; c’est une des raisons de la programmation, cet été, de l’ensemble Il Ballo qui met en lumière ce moment essentiel qu’est la transition de la Renaissance au Baroque.
Plus globalement, je ne m’interdis rien, surtout pas de faire des choix, et je suis convaincu que Musique et Mémoire a encore beaucoup de choses à apporter à la connaissance des répertoires et des pratiques de la période baroque, raison pour laquelle nous allons garder le cap actuel un certain temps encore.
P.d.A. : Des festivals ont aujourd’hui développé des partenariats avec des radios musicales qui diffusent certains de leurs concerts, d’autres ont investi dans des enregistrements discographiques permettant d’immortaliser quelques-uns de leurs programmes. De telles possibilités vous semblent-elle envisageables, dans un futur proche, pour Musique et Mémoire ? Comment envisagez-vous le développement du festival dans les années à venir ?
F.C. : Nous n’avons pas, à ce jour, construit de partenariats avec des radios musicales. Il est vrai que c’est un point auquel nous devrons nous intéresser de près dans les années à venir car il est indispensable pour mettre encore davantage en lumière le travail de recherche et de création suscité par Musique et Mémoire.
En revanche, même si ses publications ne reprennent pas systématiquement les programmes donnés dans le cadre du festival, nous
avons souhaité créer le label discographique Musique et Mémoire productions (www.musetmemoire-prod.com), qui limite son activité éditoriale à des projets précis
résultant d’un long et exigeant travail de recherche, menés par des artistes porteurs de démarches essentielles pour la connaissance des musiques anciennes et de leur pratique.
Quant au développement du festival, il me semble essentiel que nous nous consacrions à promouvoir les ensembles de la nouvelle scène baroque en défendant avec force les programmes innovants qui naissent chaque année à Musique et Mémoire. À cet effet, nous allons, dès 2013, lancer des partenariats avec quelques festivals pour permettre une diffusion plus large de certains projets artistiques, tout en préservant le travail de fond sur le territoire régional en associant les acteurs de la musique ancienne présents en Franche-Comté, grâce, entre autres, à la présence régulière de l’ensemble Correspondances. Je ne peux qu’encourager vos lecteurs à venir découvrir dès cet été le festival Musique et Mémoire qui comblera, j’en suis certain, leur goût pour une aventure musicale et humaine placée sous le signe de l’inattendu et de l’authenticité.
Propos recueillis en juin 2012 par Jean-Christophe Pucek
La programmation complète de l’édition 2012 du festival Musique et Mémoire peut être consultée ici.
Accompagnement musical :
1. Michael Praetorius (1572-1621), Summo Parenti gloria, extrait du recueil Hymnodia Sionia (1611)
Jean-Charles Ablitzer, orgue Hans Scherer de Tangermünde, 1624
2. Antoine Boësset (attribué à, 1587-1643), Magnificat
Ensemble Correspondances
Sébastien Daucé, virginal, orgue & direction
3. Samuel Scheidt (1587-1654), Ist nicht Ephraim mein treuer Sohn (Geistliche Concerten, Halle, 1635)
Vox Luminis
Lionel Meunier, basse & direction
Illustrations :
Affiche du festival Musique et Mémoire 2012 : Françoise Cordier, La Musica, pastel à l’huile sur papier, 2012
La Rêveuse, basilique Saint-Pierre de Luxeuil-les-Bains, édition 2011 © Nicolas Maget pour Musique et Mémoire
Ensemble Correspondances, basilique Saint-Pierre de Luxeuil-les-Bains, édition 2011 © Nicolas Maget pour Musique et Mémoire
La Colombina, église de Servance, édition 2010 © Nicolas Maget pour Musique et Mémoire
Concerto Soave, église de Servance, édition 2011 © Nicolas Maget pour Musique et Mémoire