Jusqu’où sommes-nous prisonniers de notre propre corps ? Jusqu’où sommes-nous pénétrés par le monde ? Le corps, le monde sont-ils un ou fragmentaires ? Et quelle posture adopter face au sentiment que nous avons de la dispersion, de la dilution, de la perte ou du manque de tout ? La philosophie n’est pas seule à tenter de répondre à ces questions qui ne sont guère nouvelles. La poésie le fait aussi. À sa manière. Se fondant sur l’expérience sensible de l’individu. S’efforçant de répondre à l’éprouvé souvent douloureux de la vie par la mise en forme d’une parole singulière susceptible de retentir également et de manière unique, en chacun d’entre nous.
À la philosophie, l’ouvrage de Ludovic Degroote, Le début des pieds, semble emprunter par exemple, un certain nombre d’énoncés en forme de généralités qui émaillent son texte. Mais le côté disons déboité et extrêmement personnel de l’ouvrage fait de considérations et d’aveux juxtaposés, ressassés, effrités, en séquences généralement courtes de vers courts intégrant parfois quelques lignes de prose, chaque élément nettement séparé par des blancs, le tout « sans suivi de rien » (p.82), correspond au mode très particulier dont cet auteur tâche de rendre compte par les mots, en poète, de sa façon de vivre difficilement le manque d’unité, de coïncidence, de sens aussi, qui caractérise à ses yeux le cadre général de l’existence.
Ce n’est pas que le corps, le monde, la tête soient pour lui fondamentalement séparés. Bien au contraire. Le monde de Ludovic Degroote est particulièrement poreux. Mais cette porosité, cette perméabilité ne sont jamais vécues d’une manière heureuse. Dans la plénitude d’une possession. D’une réciprocité harmonieuse. Elles se vivent malheureusement dans l’inconfort toujours d’un manque de maîtrise. D’une défaillance. D’un poids. Ou d’une indifférence. Cela peut s’exprimer crûment. Dans une tonalité prosaïque confinant au comique qui est la marque originale de ce livre, inscrite déjà bien au clair dans le titre :
par le ventre que je remplis, j’augmente les trous de ma tête
je bouffe je bouffe, je remplis les trous de mon ventre – plus je les remplis, plus les trous de ma tête augmentent (p. 11)
ou
avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour je ne vois plus que le début de mes pieds (p. 44)
voire encore
enfermé par ses propres pieds qui ne viennent pas à bout du corps dont le bout tête n’en peut plus d’un tel enfermement qui l’empêche d’avancer tout ça s’encastre façon farce au sens bouffe du terme (p. 105)
Farce ! Bouffe ! Les termes seront à prendre ici dans toute leur polysémie. Bouffe tout particulièrement qui à partir de la même origine onomatopéique se rapportant au gonflement des joues, renvoie tout aussi bien au fort appétit de notre auteur (j’en atteste) qu’à son désir par-là, de témoigner de l’affligeante bouffonnerie, du ridicule navrant de notre condition.
Toutefois, l’insistance de Ludovic Degroote sur sa relation difficile à lui-même, aux autres et au monde, son impuissance régulièrement avouée, déchirante, à se rendre, comme il voudrait, « la vie plus agréable et légère » (dernière ligne du texte) empêchera ce livre d’être considéré comme un livre vraiment drôle. Le grotesque qu’il y met notamment lorsqu’il se réfère à la célèbre série télévisée Plus belle la vie et aux relations compliquées de ses deux jeunes protagonistes Nathan et Nirina demeure comme chez Flaubert un « grotesque triste ». Degrootesque triste ! Nourri de cette grande fatigue de l’existence que dénonçait le Céline du Voyage parlant de ce « cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné. »
Certains qui n’auront, par exemple, pas lu le livre de Thomas Bernhard, Extinction, très significativement sous-titré Un effondrement, trouveront d’ailleurs excessive cette façon dont Ludovic Degroote nous ramène page après page au constat de l’insupportable pesanteur et complication du monde. A la présence toujours là de la mort qui nous instruit. À l’impossible assemblage des bords que nous formons avec nous-mêmes, les autres et bien entendu les choses. Ils trouveront tout aussi discutable la déprimante et ironique consolation que se propose à l’occasion le poète se réfugiant dans l’ordinaire impitoyable de la vie quotidienne, armé de sa télécommande* Mais l’exagération comme en atteste le livre du célèbre écrivain autrichien est peut-être le meilleur moyen de surmonter l’existence. Le secret véritable de l’esprit. « Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien, […] tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain ».
C’est pourquoi cette note débilitante, plus ou moins ouvertement bouffonne, tenue par Ludovic Degroote de la première à la dernière page, cette façon aussi, bien à lui, de ne vouloir dresser avec les mots, dans l’évidence de la matérialité sans cesse corrodée de notre condition dérisoire, que « de la matière molle/ et de l’air (p. 75) » sans illusion particulière sur les pouvoirs de l’écriture (voir p. 112), en en restant « à la vie qui nous ronge », font paradoxalement que Le Début des pieds est un livre qui s’impose. Un livre fort. Qui devrait, sans nul doute, faire comprendre à chacun ce qu’il faut à l’artiste de résistance et d’énergie pour nous pénétrer par son art de toutes les faillites de sa vie.
[Georges Guillain]
Ludovic Degroote, Le Début des pieds, éditions Atelier La Feugraie, 115 pages, 14 €
* j’aime bien tenir la télécommande, ça vous met quelque chose dans les mains (p. 32)
j’aime bien la vie quotidienne chaque jour elle me rassure //elle fait sa barrière sans que j’aie à y penser /[ …]
je suis une série // comme dans la vie// le temps passe tellement vite hors de moi :: à la télé je sens mal le temps :: les films mauvais je les aime bien aussi :: sinon on n’a plus la force de regarder la télé (p. 33-34)