Les fleurs rouges

Par Mafalda

Louis Cestan était en vacances. Il était même en villégiature. Sans doute ses parents étaient pauvres, et l'on eut été fort en peine de trouver au fond de la vieille armoire assez d'écus pour payer les voyages et les notes d'hôtel. Ce fils d'humbles paysan avait pourtant une maison de campagne. Elle n'avait qu'une salle, un peu basse, mais large et longue et toute pleine des parfums délicieux du foin.
C'était l'immense étable où tous les soirs, en balançant lentement leurs clochettes, les troupeaux qui paissent sur la montagne rentrent pour passer la nuit. L'hiver, les vaches descendent dans la vallée de Luchon, à l'abri des tourmentes et du froid. L'été venu, toutes remontent vers les hauts pâturages, au-dessus même des forêts, sur les pentes et les plateaux que dominent les neiges éternelles.
Pour garder ces vastes troupeaux où s'unissent parfois toutes les bêtes d'un village, il y a, à l'ordinaire, plusieurs jeunes bergers qui passent ainsi leurs jours entre le ciel et la terre.
Louis n'avait que douze ans, mais il était fort, réfléchi et prudent. Il connaissait par leur nom toutes ses bêtes pacifiques et dociles. Il était donc toujours de ceux que l'on choisissait pour grimper les sentiers en lacets et veiller à la fortune du village.
Cette année-là, l'hiver s'est prolongé plus longtemps. Pendant de longues semaines les près sont restés blancs de neige, muets et tristes. Enfin, toute cette neige a ruisselé en eau claire ; plus rapides et plus belles, dirait-on, les fleurs ont poussé. Depuis huit jours Louis passe ses journées dans les pâturages, plus heureux qu'un roi.
Il y est en joyeuse compagnie. Ses amis Jacques, Léon, André, sa camarade Germaine gardent avec lui le troupeau.
Les enfants ne trouvent guère les heures longues. Ils vont chercher au fond des vallons, dans le lit des torrents et sur les pentes, les fraises et les framboises parfumées, les champignons qui se cachent sous les feuilles.
Quand les matinées sont fraîches, on allume de grands feux clairs autour desquels les bergers courent et dansent joyeusement.
Louis même n'a pas besoin de ces jeux-là. Parfois, il reste des heures coucher dans l'herbe à regarder les horizons qui l'entourent. Un grand silence l'enveloppe ; un air vivifiant passe en souffles odorants. On n'entend que les clochettes des vaches qui errent à pas lents sur la prairie.
Malgré les jeux auxquels il se livre avec ses camarades, Louis ne perd pas son troupeau de vue. Il suit ses lentes promenades sue les sommets arrondis de la montagne. Il surveille surtout Franor, le grand taureau blanc au large cou et aux flancs minces, qui le guide orgueilleusement.
Franor n'est pas méchant. C'est une bête tranquille et sûre, et ses cornes pointues n'ont jamais fait courir aux enfants le moindre danger. Seulement, comme tous les taureaux, il déteste la couleur rouge. Il a faillit mettre à mal un ami de Louis qui s'était approché du troupeau avec un béret dont la couleur écarlate luisait en plein soleil.
Louis n'ignore pas ce défaut de Franor. Un jour, d'ailleurs, où il était allé jusqu'à la ville de Toulouse, un oncle l'a conduit à une course de taureaux. Il a vu dans l'arène les bêtes furieuses se précipiter sans relâches sur les drapeaux rouges que l'on agitait devant leurs yeux.
Aujourd'hui, Franor est tranquille, et le troupeau paît tranquillement sur un large plateau. Point de béret rouge à l'horizon. Louis peut se mêler en toute tranquillité aux jeux de ses camarades. Germaine n'est pas là. Une grosse fièvre la retient couchée dans le village ; elle est triste ; elle pleure. Louis se demande ce qu'il pourrait lui apporter le soir pour la consoler.
Il n'y a plus sur la montagne ni fraises ni framboises. Il n'y a point d'or ou de pierreries. Du moins, Louis ira cueillir un bouquet, le plus beau qu'il pourra trouver.
"Allons cueillir des fleurs, dit-il ; nous les donnerons à Germaine.
Tous les garçons suivent. La bande traverse le plateau où les vaches pâturent. Bientôt le plateau s'abaisse en pente rapide ; une brusque coupure l'arrête : c'est un précipice immense. On l'a bordé d'une légère barrière en branches de sapin. Les vaches, sagement, ne s'aventurent jamais par là ; mais si elles glissaient et brisaient la barrière, on ne pourrait même pas aller chercher leur corps.
Il faut tourner légèrement sur la gauche. Le terrain se relève et se creuse en un pli où commencent les bois. Tous les enfants se sont arrêtés. Ils ont trouvé une fourmilière superbe. Les fleurs de Germaine sont oubliées. Seul, Louis pense à son amie. Il s'enfonce dans le bois. C'est là qu'il trouvera les plus belles fleurs.
Les heures passent. Louis cherche avec ardeur. Il n'a vu que des fleurs communes, non celles qu'il rêve pour consoler vraiment la malade. Enfin, au creux d'un ravin il découvre ce qu'il voulait ; des fleurs magnifiques qui dressent dans l'ombre verte des corolles d'un rouge éclatant. Il en emplit ses bras, et il revient vers le troupeau entouré d'une auréole écarlate.
Mais il n'a pas vu le que le ciel s'est lentement couvert. Là-bas, derrière le glacier de Crabioules, de lourds nuages ont monté, se sont épaissis, ont envahi tout le ciel. Un jour terne et sinistre a remplacé le radieux soleil.
Des grondements lointains se font entendre. Dans la demi-obscurité, les fleurs ont l'air d'une flaque de sang.
Louis hâte le pas. Il craint l'orage, les rafales de vent et la pluie violente. Il veut arriver à l'étable avant que la tourmente n'éclate, et le chemin est long.
Des éclairs luisent. Un vent violent passe en gémissant sur la montagne. Louis marche plus vite. Il court. Enfin, là-bas, tout au loin il apeçoit la tache blanche du troupeau. Soudain un fracas horrible le cloue sur place. Il semble que le ciel tout entier se déchire, et que la montagne s'écroule. Un jet de feu traverse l'air jusqu'à la prairie. Et à peine Louis a-t-il repris ses sens, à peins ses yeux sont-il remis de leur éblouissement qu'un autre bruit l'arrête : c'est un galop frénétique qui ébranle tout le sol de la prairie, le galop de bêtes affolées et déchaînées.
Ce sont les vaches du village, plus de cent bêtes épouvantées par ce coup de foudre, qui accourent de toutes leurs forces, tête baissée. En tête, Franor, le grand taureau blanc, galope, le museau tendu, en meuglant sourdement.
Où vont-ils ? Où vont-ils ? Louis le voit maintenant, et l'épouvante le paralyse. Ils vont passer à côté de lui, à côté du pli de terrain, atteindre la pente fatale, arriver comme une trombe sur la barrière. Toute la fortune du village court à l'abîme !
Et sur le bord, autour de leur fourmilière, qui sait si ses camarades ne sont pas là ? Le troupeau va passer sur eux, les entraîner...
Les bêtes au galop s'approchent, elles arrivent... Et soudain, Louis se souvient des arènes de Toulouse, du drapeau rouge que l'on agitait pour attirer le taureau. Violemment, il brandit le bouquet de fleurs écarlates ; il bondit vers le taureau.
Franor l'a vu ; ses yeux clignotent. Il pousse un meuglement de fureur. Il tourne à gauche ; il suit d'un galop féroce le bouquet que Louis dresse sur sa tête en courant dans le vallon. Tout le troupeau suit aveuglément.
Louis court de toutes ses forces, haletant. Derrière lui, sur la pente, le piétinement se rapproche. Affolées, les bêtes se pressent, heurtent, tombent, mais la masse du troupeau suit toujours le taureau qui fonce tête baissée vers l'enfant.
Les forces vont manquer à Louis. Il croit déjà sentir sur son cou l'haleine de la bête, dans ses reins la pointe de ses cornes. S'il évites ses atteintes, le troupeau roulera sur lui, le piétinera, l'écrasera.
En une seconde, il revoit la chaumière paternelle, toutes les choses chères à son enfance. Il voit une civière qu'on apporte, sa mère affolée. Ses forces sont épuisées ; il s'abandonne, il va rouler à terre.
Mais les premiers arbres du bois sont là. Machinalement, il tourne derrière un chêne. Il saisit une branche d'arbre qui s'abaisse à portée de main. Il s'enlève. Il est sauvé.
Franor, à son tour butte, tombe. Le troupeau haletant se heurte aux arbres, s'embarrasse dans les taillis, s'arrête tout entier...
"Garde bien ces fleurs, dit Louis, le soir, en racontant son histoire à son amie Germaine : ce sont elles qui ont sauvé le troupeau du village, la fortune de tous les nôtres, et probablement la vie de Jacques, de Léon et d'André.
- Ce ne sont pas les fleurs qui les ont sauvés, répond tendrement Germaine. C'est ton amitié pour moi, et la douce pensée qui t'a fait quitter tes jeux pour songer à une pauvre petite malade."

D. MORNET