- Le design et le design management ont pour effet direct l’augmentation constatée dans les ventes de la perception de valeur du produit… Le fait que son adoption par GE soit croissante est une preuve de son efficacité business.
- Les designers doivent progresser sur le langage business, le pragmatisme, et la lisibilité de leur action (critères de mesure et d’évaluation de la valeur ajoutée, de l’impact sur le business, reproductibilité…).
- Il y a souvent en entreprise un décalage flagrant entre les moyens attribués à l’innovation et les résultats attendus, ce qui peut être source de grandes déceptions… L’important ce n’est pas l’innovation, c’est comment l’entreprise s’en donne les moyens !
- « Change before you have to » : C’est quand tout va bien qu’il faut changer. Le risque à faire appel au design est sans commune mesure avec le risque à n’y pas faire appel.
- Le « voice of customer » ne peut être le seul paramètre. Le design représente la prise en compte de l’utilisateur, de son expérience des produits et services proposés par l’entreprise, doublé d’une vision. Le design agit par anticipation, quand le marketing agit par extrapolation.
General Electric est une société reconnue tant pour sa capacité à innover (rappelons qu’elle est issue de la société créée par Thomas Edison) que pour l’efficacité de son organisation. Il est donc intéressant de se pencher sur la façon dont cette société prend en compte le design au niveau stratégique dans sa division hautement technologique et spécialisée du domaine médical GE Healthcare.
L’équipe Global Design de GE Healthcare, dirigée par François LENFANT, a pour mission d’imaginer les appareils médicaux qui correspondront aux gestes de la médecine de demain, de réfléchir à l’expérience vécue par l’utilisateur des équipements, de penser le design des produits (appareils et interfaces) et de rendre cohérente l’identité de la marque.
François LENFANT nous expose aujourd’hui les enjeux du design pour le groupe, et pour ses clients.
Q. : De quand date la démarche Design au sein de GE Healthcare ?
François LENFANT : Le design au sein de GE est le fruit d’une évolution pour accompagner le besoin business. Le design a existé dès les années 70 par la volonté de l’ingénieur devenu designer dans une approche d’esthétique industrielle.
Cependant lorsque je suis arrivé dans l’entreprise en 1990 je me suis rendu compte que ma marge de manœuvre, et l’action du design de façon plus générale, était trop faible : il s’agissait, comme l’on dit en américain de « lipstick on a pig », c’est-à-dire que le designer arrivait pour tenter de maquiller des dispositifs dont la conception était quasiment finalisée.
Q. : Comment s’est faite cette évolution ?
FL : Elle s’est déroulée en quatre phases :
* phase I : L’approche esthétique industrielle des années 70 : le design était utilisé par l’ingénierie pour améliorer la vision, le poids. Dans cette conception, développer des concepts n’entrait pas dans les attributions ni les objectifs de l’ingénierie…
* phase II : L’influence prépondérante dans l’entreprise est passée de l’ingénierie au marketing, l’organisation donnant la priorité au « voice of customer » (voix du client).
Cela conduisait à plusieurs problèmes liés à une incompréhension des métiers et à un sentiment de relation hiérarchique : par exemple le marketing demandait au design de proposer plusieurs concepts afin de pouvoir effectuer un choix.
Il nous a fallu faire preuve de pédagogie pour faire passer le message que ce « voice of customer » ne peut être le seul paramètre, car il repose sur une perception nécessairement biaisée (il est indispensable de faire la différence entre ce que les gens font et ce qu’ils pensent faire…), et de plus le client ne sait pas ce que l’on peut faire pour lui. Le design ne peut pas être inféodé au marketing tant qu’il n’existe pas de données mesurées sur ces points. Cela nous a amené à mettre en place des procédures de développement reposant sur des concepts, centrées sur les utilisateurs qui sont tant le patient que le soignant, en prenant en compte les tendances tant en termes d’usages que de technologies.
* phase III : le design prend son indépendance, et travaille en parallèle avec les études marketing. Le design développe de nouvelles idées, qui sont soumises à l’ingénierie et au marketing. Dans cette configuration le design est l’élément perturbateur, mais cela ne peut fonctionner que si chaque division développe une vision, afin qu’il y ait cohérence dans les objectifs. L’établissement de ce mode de fonctionnement n’a pu se faire que grâce à la fois à un équilibre entre les corps de l’entreprise et à une évolution de la perception client.
* phase IV : Adoption du design au niveau stratégique dans le groupe. Avec le support du n°2 du groupe GE, nous avons créé un « design council » qui travaille en essaimage au sein des autres divisions de GE, afin de diffuser les bonnes pratiques, et de favoriser les échanges transverses.
Q. : Vous parliez d’un équilibre, quelle est la répartition des responsabilités entre les métiers de l’entreprise ?
FL : La démarche de l’ingénierie repose sur l’ICV [ndlr : internal cost value] et le TTM [ndlr : time to market]. Cette approche axée sur l’optimisation comptable restreint la capacité d’innovation, par opposition à l’approche design, qui vise à transformer la différence en préférence…
Le Marketing représente la voix du client, au travers d’une vision quantitative du marché et de retours qualitatifs. Mais la voix du client n’a pas forcément raison.
Le Design est quant à lui orienté sur le bénéfice de l’usager : il cherche la valeur vue au travers de l’utilisateur, et l’expérience au travers du produit.
Pour cette raison on peut dire que GE Healthcare a compris ce qu’était le design (pas forcément pour les raisons pour lesquelles il avait initialement été adopté)…
Q. : Vous parliez également d’une évolution de la perception client ?
FL : Les écarts concurrentiels sur les technologies avancées sont faibles ou en tout cas difficiles à évaluer pour les clients. Dans ce contexte, la qualité perçue est aussi très importante et nous permet de nous différencier.
Par ailleurs l’approche du traitement a radicalement évolué : il s’agit plus à présent de gérer la santé que de traiter la maladie, au travers de la prévention notamment. C’est un changement de point de vue radical.
Enfin le patient a beaucoup plus que dans un passé récent accès à l’information et à la connaissance de son corps, il devient donc un prescripteur à part entière.
En somme le design a pu se développer en grande partie grâce aux clients et à un nouvel environnement technologique.
Q. : Quels sont les actions du design au sein de GE Healthcare ?
FL : Nous agissons selon 5 métiers, qui sont également des outils :
- Incubateur de croissance : nous travaillons avec des partenaires et clients pour de la prospective court terme ou des expérimentations pour améliorer l’expérience du client.
- Design thinking : développement de culture, éducation… mise en place d’ »immersion sessions » avec des audiences captives durant une semaine.
- Ergonomie
- Design industriel / design produit
- Design d’interface
Le modèle est inspiré de la Stanford School of design enseignant le design aux non-designers en faisant évoluer l’état d’esprit des stagiaires : faire que tout redevienne possible, les faire redevenir acteur du changement par l’observation.
En termes d’outils, nous disposons d’un espace nous permettant de tester les idées de produits, et l’expérience des utilisateurs : nous réalisons par exemples des tests d’ergonomie pour limiter les TMS (troubles musculo-squelettiques) par EMG (électromyogrammes). Nous reposons ainsi toutes nos analyses sur des données chiffrées. De tels tests sont indispensables en phase de développement, et représentent des couts marginaux…
Q. : Vos actions sont très transversales, où vous situez-vous dans l’organisation du groupe ?
FL : Nous appartenons à la division GE healthcare, qui fait partie du secteur infrastructure, un des 3 secteurs de GE.
Le design mondial dépend du département « Science and Technology Operations ». Il y a 1 bureau de design par zone géographique Europe, US, et 4 en Asie, mais dont l’approche est toujours internationale : il n’y a plus de découpage géographique mais des strates de marché (la notion de pays développés n’a plus de sens).
J’ai la charge avec mon équipe à Buc des activités liées aux technologies d’imagerie : scanner, IRM, rayons X, médecine nucléaire, ultrasons, monitoring, anesthésie… Il y a beaucoup à faire à des échelles variées…
Nous faisons 2 fois par semaine des points téléphoniques ou en téléprésence avec les équipes des autres pays, et une réunion physique tous les trimestres…
Il y a un notion qui me tient à cœur, c’est celle de zone d’inconfort : nous faisons en permanence évoluer l’organisation afin de rester agiles… Nous favorisons également la transversalité et le développement de manière hybride en favorisant des correspondants évangélisateurs au sein des business qui sont présents dans les développements opérationnels
Q. : Comment vos objectifs sont-ils définis ?
FL : Chaque année notre CEO donne une impulsion, qui est déclinée en objectifs (goals) au niveau de la division, et en objectifs au niveau personnels, validés par le niveau supérieur. Notre mission est globalement de servir le business et d’apporter de la valeur : être présents sur tous les projets qui se développent, et présents dans la démarche de design thinking précédemment citée. Notre financement est assuré par les programmes auxquels nous participons.
Q. : Parlons chiffres…
FL :
- Le design a pour effet direct l’augmentation -constatée par les vendeurs- de la perception de valeur du produit…
- GE est une société orientée business et non mode… on peut conclure que s’il y a croissance constante de la part du design dans les budgets, c’est qu’il impacte la profitabilité de l’entreprise de façon aussi certaine que le bien des clients !
Q. : Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées pour imposer le design au sein de GE ? Quel enseignements et conseils donneriez-vous ?
FL :
* Le terme ‘design’ n’est pas toujours porteur de valeurs communes aux autres acteurs clef de l’entreprise. Il faut communiquer sur les conditions du changement et l’innovation plus que sur le design.
* La difficulté principale à laquelle nous nous heurtons en tant que designers est la mesure de l’apport de valeur du design au business.
Cela requiert des éléments concrets, mesurables, reproductibles liés à un besoin du métier d’évoluer vers le langage business – c’est un problème de maturité du métier.
Nous avons des progrès à faire sur notre lisibilité… Les organisation de design internationales ont un langage plus business, plus pragmatique comme on peut le constater lors des conférences DMI !
Par exemple, au Danemark, le Danish Design Center, sous l’impulsion de l’état, fait du porte à porte auprès des PME, pour les aider à mettre en place leur démarche. C’est une méthode plus pragmatique qu’en France.
* Nous avons des freins à lever au niveau des grandes entreprises : nombreuses sont celles qui prennent l’exemple d’Apple, mais ne décident pas pour autant d’y mettre les moyens correspondants… Il y a souvent en France un décalage flagrant entre les moyens attribués et les résultats attendus, d’où de grandes déceptions… L’important ce n’est pas l’innovation, c’est comment l’entreprise s’en donne les moyens !
* Aux chefs d’entreprises, je recommanderai d’évaluer le risque à faire appel au design versus le risque à ne pas faire appel au design… et pour paraphraser Jack Welch (ancien président de GE) : « change before you have to » (changez avant que vous n’y soyez obligés). C’est quand tout va bien qu’il faut changer.
* Pour finir, je recommanderais aux designers de veiller à :
- être proche du business et en comprendre la logique, ses enjeux, son langage : si l’on veut que le business prenne le design au sérieux, il faut que le design prenne le business au sérieux.
- être humbles et centrés sur les objectifs de l’entreprise
Le piège, c’est de se limiter à faire un bel objet, et de ne pas insérer le design dans la culture et la stratégie de la société… De plus, ne pas oublier que l’expérience est plus importante que le produit !
Merci monsieur Lenfant pour ces explication, et bravo pour ces beaux « achievements » !
Fiche d’identification de l’entreprise
- Nom : General Electric Healthcare
- Global Design Manager, EMEA : François LENFANT
- Secteur : imagerie médicale, systèmes cliniques, systèmes et réactifs médicaux, services
- Date de création : 1892 (General Electric)
- Localisation : Buc (78)
- Marché : monde
- effectif : GEHealthcare (monde) : 46.000 personnes
- Chiffre d’affaires annuel : 17 milliards de dollars
- Département design imagerie médicale: 40 personnes dans le monde, dont 15 à Buc, travaillant pour le compte des dix-sept autres sites internationaux de GE