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Laurent Grasso : Uraniborg

Par Memoiredeurope @echternach

Laurent Grasso : Uraniborg

Je ne sais pas si les textes critiques servent toujours l’artiste qu’ils entendent célébrer. Les phrases qui introduisent l’exposition de Laurent Grasso au Musée du jeu de Paume à Paris sont pour le moins ésotériques : Il « …a conçu son exposition au Jeu de Paume autour de préoccupations qui traversent son travail : brouiller le rapport au temps et à la temporalité, rendre floue l’origine des objets montrés ; créer un dispositif d’exposition qui modifie l’architecture du lieu où elle est présentée ; interroger la perception du spectateur avec des situations qui ont une source documentaire, historique, mythologique mais qui contiennent un potentiel esthétique et fictionnel. » Et plus encore si on écoute les dernières phrases : « Laurent Grasso manipule, souvent intentionnellement, l’image en imposant des perspectives uniques et inhabituelles à son sujet. Une perspective en perpétuel changement est au cœur de sa sensibilité esthétique : « L’idée est de construire un point de vue flottant, créant ainsi un décalage avec la réalité. Nous nous déplaçons d’un espace à un autre et c’est également la manière dont nous fabriquons des états de conscience. »

Laurent Grasso : Uraniborg

Laurent Grasso, Studies into the past, colle animale, résine mastic, huile cuite et pigments sur panneau de bois, collection de l’artiste © Laurent Grasso/ADAGP, Paris, 2012

Pourtant, au-delà des mots qui peuvent constituer une barrière, il est absolument indispensable de prendre les quelques heures qui sont nécessaires pour pénétrer la suite des scènes – des cinq salles - qu’il propose et dont chacune s’articule sur une narration filmée présentant ou non un commentaire, sur des peintures référentielles qui pourraient en effet venir du passé et auxquelles on accède par un couloir qui, outre de permettre d’apercevoir par effraction les séquences filmées sur leur envers, propose des lucarnes magiques où sont mis en rapport des objets qui semblent être proposés, comme dans un cabinet de curiosité volontairement dépouillé, ce qui est en soi-même une contradiction volontairement troublante. Des objets souvent dessinés par la lumière qui en émane, situés entre incongruité et suspension dans l’espace, entre le trop d’ombre et le trop d’éclat, entre vitrine archéologique et vitrine artistique.

J’adhère par contre sans réticence à l’observation de Marta Gili, commissaire de l’exposition selon laquelle « La perception communément répandue, selon laquelle ce sont les instruments d’observation et de surveillance qui exercent le pouvoir, indépendamment de ceux qui les manipulent, est mise en pratique par Laurent Grasso. »

Nous vivons dans un monde où le pouvoir est roi et où l’image du pouvoir sert de plus en plus souvent de justification et de programme politique. Le travail de Laurent Grasso est donc une mise en perspective du pouvoir, au travers des siècles, mais d’un pouvoir souterrain, qui s’exerce en parallèle et dont les preuves, parce qu’elles constituaient vraisemblablement le scandale d’un exercice trop visionnaire de la connaissance, ont été soumises à l’oubli, voire à la destruction.

Brouillage de l’histoire certes, mais non pas dans la gratuité d’un exercice de virtuosité esthétique, mais dans la mise en œuvre critique de l’orbite des hommes, cet « orbitor » dont le romancier Cartarescu a su faire si bon usage. Ce que nous voyons sans passivité est ce qui nous fait homme. Je vous conseille donc de nouveau cet exercice du regard qui vous sortira d’un monde aveuglant.

De quoi s’agit-t-il ? De cinq thèmes. Dans la salle 1, « Bomarzo », une création de 2011. Dans la salle 2, « Les oiseaux », une œuvre de 2008. Dans la salle 3, « Uraniborg », une autre oeuvre de 2012. Dans la salle 4, « On Air », créée en 2009 et dans la salle 5, « Horn Antenna » et « Silent Movie » toutes deux de 2010.

Chaque titre, si on prend la peine de le mettre en perspective, désigne une fracture du temps sur et dans laquelle l’artiste attire notre regard, convoque notre souhait de participer à une divination, nous suggère que le pouvoir n’est pas là où l’histoire officielle nous a forcément enseigné de le respecter, mais dans les interstices où le hasard est entré en collision avec l’instinct, où les signes des astres et ceux du monde vivant demandaient à être interprétés.

Laurent Grasso a donc volontairement reconstitué un musée d’histoire en apparence dépareillé et aléatoire, où un conservateur fou aurait collectionné des œuvres improbables pour y prendre au piège des visiteurs qui ne pourraient jamais retrouver la sortie sans les oracles qui y sont prononcés. Puis-je dire que je l’ai ressenti physiquement cette visite comme le passage dans un isoloir où le vote serait à la fois réellement libre et inutile ?

Laurent Grasso : Uraniborg

Photo MTP

Bomarzo, à soi seul, avait de quoi me retenir. L’ensemble de cette installation mérite certainement d’être décrit, ne serait-ce que pour l’exemple, car sinon il faudrait constituer le même catalogue pour chacune des cinq pièces. Et il faut laisser des surprises.

Bomarzo est d’abord un parc situé dans la province de Viterbo. Il s’agissait d’une étape choisie volontairement lors du voyage entrepris en avril 2001 avec des enseignants français qui travaillaient avec des collègues européens et l’ensemble de leurs élèves sur la manière d’aborder, toutes références réunies, un ouvrage paru à la toute fin du XVe siècle, le Songe de Poliphile (Hypnerotomachia Poliphili). Ce parc, installé par le comte Vicino Orsini, un peu plus de cinquante ans après la parution de l’ouvrage à Venise, s’enfonce dans un vallon où les rochers sont devenus des « Monstres » selon le terme encore utilisé aujourd’hui, mais qui constituent ce qu’on pourrait nommer une adaptation, une transcription, ou plutôt un rêve issu de celui de ce héros à la recherche de la Sagesse et qui trouvera l’Union dans l’Amour. Une Gorgone ouvrant sur les enfers en constitue l’un des mystères. Je ne m’y suis pas aventuré. Un éléphant enlevant de sa trompe un soldat romain, redit le triomphe d’Hannibal. Une maison penchée change tout notre équilibre habituel.

Le film de Grasso ne montre pas le parc, ni ce qu’il révèle. Il effleure. Le grain de la vidéo nous épargne la documentation et l’exactitude des détails, pour aider l’imagination. Et la parole n’est qu’indicative. Ce parc existe-t-il vraiment ? Existe-t-il plus dans sa dimension historique que le titre ou la date affichés en néon : 1550 ? Ou encore que ces peintures sur panneaux de bois qui pourraient avoir été oubliés et ignorés par les historiens de l’art, spécialistes de Piero Della Francesca, Botticelli ou Fra Angelico ? Ou que ce tirage en plâtre d’un moule de Bernard Palissy, ou encore que ce serpent  et ces jambes de femme du même céramiste alchimiste, tous venus de la Grotte du jardin des Tuileries pour laquelle ils avaient été conçus à la demande de Catherine de Médicis en 1565, grotte voisine du musée, redécouverte grâce à l’archéologie du jardin au XIXe siècle. Vrais ou faux témoins ? Véritables ou fausses influences ayant voyagées avec François Ier, puis avec une Reine de France et son Cardinal, apparenté aux Colonna, transmettant peut-être ce même rêve des Tuileries à Versailles grâce à des architectes et des jardiniers ? Ce que j’ai tiré avec peine des ouvrages savants que j’ai lus pour accompagner le travail des enseignants, m’a laissé dans les mêmes doutes que le rassemblement volontairement choquant de Grasso.  Vérité de l’autre côté des Alpes, erreur en deçà, ou l’inverse ?

Laurent Grasso : Uraniborg

Laurent Grasso, Les Oiseaux, 2008, vidéo numérique. Courtesy Galerie chez Valentin, Paris & Sean Kelly Gallery, New York © Laurent Grasso/ADAGP, Paris, 2012

Les oiseaux sont des indicateurs et des poètes, des sources de divination et des esthètes. Ce qu’ils dessinent dans le ciel constitue une sorte de meurtre permanent de l’espace. Passez un moment au mois de décembre sur les marches du Capitole ou aux abords du Vatican, dans la somptuosité du couchant et laissez-vous emporter par les rubans des étourneaux qui se donnent en spectacle, en pensant qu’il y a toujours des oracles chargés de lire les messages d’avenir qu’ils délivrent. J’ai gardé une profonde émotion de ce spectacle contemplé dans l’hiver 2005. Le souvenir m’a laissé sans voix devant le film somptueux qui nous est proposé dans l’exposition et qui nous parle de papes mourants, de cérémonies qui répètent la fondation d’une Eglise et de la réhabilitation de Galilée.

Laurent Grasso : Uraniborg

Laurent Grasso, On Air, 2009, film 35 mm sur DVD Pro HD. Courtesy Galerie chez Valentin, Paris & Sean Kelly Gallery, New York © Laurent Grasso/ADAGP, Paris, 2012.

Et ainsi d’Uraniborg et d’un autre astronome dont mon Professeur de mathématique de première avait fait son héros : Tycho Brahé.

Et ainsi du rapport étrange qui s’établit entre le savant, précurseur de son collègue italien et le Roi Frédéric II qui lui laissa administrer un château et une île baltique relié à Uranie.

Et ainsi encore, d’Uranie à Polia et au vol du faucon qui filme les déserts où se joue peut-être le sort du monde, entre Islam et Chrétienté.

Et ainsi, de la côte de Carthagène où les fortifications attendent un ennemi invisible ou bien la chute d’une planète.

Et ainsi, du Désert des Tartares au livre de sable. Tout ce que la littérature fantastique tire des vallons creux et du chant des étoiles.

Laurent Grasso : Uraniborg

La première et la dernière photographies sont des clichés de  Laurent Grasso (site facebook de l'auteur)

Laurent Grasso. Uraniborg. Du 22 mai au 23 septembre. Musée du jeu de Paume, Paris.


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