Balle perdue

Julien alors adolescent,  passe ses soirées au café du coin avec sa bande de copains. Nous sommes à l’âge d’or du flipper, au début des années soixante.

Un seul et même objectif anime ses interminables journées d’école : le défi. Qui fera le meilleur score après les cours, qui gagnera le plus de parties gratuites ? A chaque minute qui passe, ses pensées s’emplissent des multiples couleurs très à la mode, très lumineuses et chaudes de ces nouvelles machines aux décors de rêve venues tout droit d’Amérique. C’est Las Vegas dans les banlieues parisiennes. Julien se pique au jeu. Il est beau garçon et s’identifie à ces héros de films représentés sur le fronton de l’appareil. De jolies filles l’admirent, il est le phénix chez Maurice le tenancier.

Dix huit heures : le rendez-vous quotidien. Les vieux jouent au 421 ou encore à la belote de comptoir et sont fiers de respecter les traditions bien ancrées depuis des millénaires. On ne change pas une équipe qui gagne ! Ils voient d’un très mauvais œil cette culture qui nous arrive du nouveau monde, déviant la jeunesse vers des courants violents voire immoraux. Ces cheveux longs, cette musique « Rock », ces drôles de tables clignotantes : tout ceci est diabolique.

Lorsque les adeptes du flipper investissent l’estaminet, le silence se fait.

Maurice aligne alors les diabolos menthe, fraise, citron, cassis, comme à l’accoutumée tandis que les anciens surenchérissent au « petit jaune » ou au « perroquet ». L’antique bar en bois, éclairé par une lampe col de cygne, ressemble à un arc en ciel avec tous ces verres colorés et radoucit les mœurs ; les discussions reprennent de plus belle. Après tout, ils boivent de la limonade ces jeunes, ils ne sont peut-être pas si délurés que cela !

Machinalement, Julien s’amuse à faire tinter de sa main gauche les précieux centimes de francs qui traînent au fond de sa poche. C’est toutes ses économies, la petite cagnotte que ses parents lui offrent généreusement en début de mois. Il sait bien que pour pouvoir assouvir sa passion, il devra faire durer le plaisir, être judicieux, malin et calculateur. Un rictus de trublion illumine son visage. Tel un indien sur le pied de guerre, il projette d’un œil vif et perçant ses idées combattives envers le billard électrique et le provoque en duel : « A nous deux maintenant ! » puis sûr de lui dans ses « Clark »,  il se lance à l’assaut de son ennemi : celui qui détient le compteur, l’implacable justicier qui scrute la moindre erreur et interdit toute supercherie.

Debout devant son adversaire, Julien adopte la « cow-boy attitude » : il se délie les doigts, se concentre, il est fin prêt à dégainer. Il insère une pièce de vingt centimes et surtout pas plus, dans le monnayeur, le but étant de faire durer cette partie jusqu’à la nuit. A chaque jour sa quotité, seul moyen de ne pas dépasser le budget. Avec réflexion et dextérité, il actionne le propulseur à ressort qui catapulte la bille vers le plus haut du plateau. Il faut bien doser car s’il lance la bille trop mollement, elle retombera illico presto dans la case départ et s’il l’envoie trop fort, il n’aura pas le temps de réagir et ne maîtrisera pas le parcours. Il n’y a désormais pas une seconde à perdre. Tout va très vite. Les majeurs positionnés sur les boutons droits et gauches situés sur les flans de la machine, Il l’a bien en mains et l’apprivoise comme un cavalier guide son cheval par les rênes.

Pépites ! Ses yeux sont des pépites et brillent de mille feux. Pour tout l’or du monde, il ne lâcherait pas sa proie qui vient de se loger dans un de ces trous judicieusement placés en forme de cercle, déclenchant le compteur de score à rouleau tout comme défile le prix sur une pompe lorsque vous prenez de l’essence sauf que là ! Une puissante lumière verte se met en branle, des effets sonores extravagants rugissent, les chiffres défilent à une allure folle…. Bingo ! Julien a déjà un bel avenir assuré sous le regard médusé des papys d’avant guerre. Ah, ils n’avaient pas tout vu les ancêtres, eux qui comptabilisent leurs points au crayon sur le coin de la nappe en papier. Ils allaient vivre ce soir là, une aventure psychédélique dont ils se souviendront longtemps.

Julien est tellement en symbiose avec sa bille que plus rien n’existe autour de lui. Inutile de lui parler, il est dans un autre univers. La bille tape à droite, tape à gauche, se heurte sur les champignons, fait des sauts d’athlètes, du slalom, descend, remonte, cherche la sortie, tout ceci dans un vacarme rocambolesque que notre artiste agrémente tantôt en cris de joie lorsqu’il marque des points ou gagne des parties gratuites, tantôt en injures lorsque la balle ne lui est pas docile. Il s’excite comme un diable sortant de sa boîte, il frappe sur la vitre de protection, il soulève et bascule l’engin, déviant la trajectoire. Il ne doit pas perdre la boule ! Les vieux en ce qui les concerne, sont déboussolés, effrayés par tant de vigueur, par ce rapport de force entre notre jeune homme et la machine. Julien manipule en virtuose les bumpers, ses doigts pianotent sur ces boutons non pas dans une valse bien qu’il fasse tout valser, mais plutôt dans un emportement digne du grand Wagner. C’est l’apothéose !

Oh oh oh ! C’est chaud là : la bille fonce droit vers la sortie. D’un mouvement habile, Julien redresse la situation et dévie la course… Ouf, le juge de paix n’a pas capté et les faisceaux lumineux continuent de fonctionner. Maurice peut éteindre sa lampe col de cygne tant le flipper crache ses néons, la pièce baigne dans un halo multicolore, dans une suite rapide d’impressions, de sensations vives et variées. Julien est au summum de sa gloire et remet ça de plus belle. Ses amis s’inquiètent quand même : ses yeux sont tout rouges maintenant et deviennent globuleux « Julien, arrête ! Tu vas mettre la machine en défaut, tu vas tilter. Julien arrête ! Tu vas trop loin. Julien, Julien, Julien !! Oh Julien… »

Julien a disparu.

En un éclair, il a été happé, avalé par l’arc-en-ciel électronique et se trouve désormais au cœur du monde merveilleux du mécanisme. Stupeur de ses admiratrices, frayeur de l’entourage, bonheur de notre héros.

La petite bille d’acier, quant à elle, a été éjectée de son orbite et roule doucement sur le sol avant de s’arrêter au pied du bar, juste à la place de son sponsor.

Sacrebleu, que la moustache m’en tombe ! Comment a-t-il bien pu rentrer là dedans, c’est incroyable ! La passion aurait-elle pris le dessus ? Une telle conviction peut-elle faire que l’on se fonde dans l’autre, dans un objet par surcroît ? L’effarement est à son comble et chacun se penche sur l’engin, craignant pour le devenir de Julien transformé en lilliputien mais notre ami, sous son toit de verre désormais, leur fait de grands signes comme pour les inviter à le rejoindre. Le moindre de ses clins d’œil déclenche une illumination féérique. La beauté de l’endroit jaillit par son esprit et les battements de liesse en son cœur se transcrivent sur son visage. Il est radieux, heureux tout simplement. Il va de butoirs en butoirs, de champignons en champignons, gambade et sautille à travers tous ces obstacles qui n’en sont plus. Sous ses pieds, c’est le désert avec ses cactus, tout comme dans les westerns. Au dessus de sa tête, c’est un kaléidoscope, une floraison de facettes scintillantes, une multitude de projecteurs de toutes les couleurs braqués sur lui comme s’il était devenu star.

Julien fait son show.

Son jean ne dépareille pas, il est dans le ton. C’est extraordinaire de retrouver les mêmes tissus à notre époque, l’Amérique est vraiment très forte ! Rassuré par son accoutrement mis à part le chapeau et le foulard qu’il devra se procurer certainement au jeu, Julien fait son entrée dans le saloon. Il n’ose pas commander une limonade, alors il s’essaye à la bière qui coule à flots tandis que des danseuses se produisent sur scène dans des costumes d’une grande coquetterie masquant une farouche frivolité. Il est vite repéré avec sa jolie frimousse, ce qui l’enorgueillit mais n’est-il pas un peu gamin pour ces dames qui fument et boivent sans aucune retenue ? Il n’y a pas une once d’hésitation, il va leur prouver qu’il est un vrai, un tendre et dur, un costaud. Il saisit l’harmonica dépassant de la poche arrière d’une sordide crapule déjà bien enivrée et commence à jouer, déclenchant une belle bagarre à savoir qui arrivera à le maîtriser. Les femmes aiment ça et Julien aime les femmes. Au milieu de ce rodéo de coups de poings et de tables renversées, Julien le magnifique ne cesse d’improviser des notes et des rythmes endiablés. Non seulement, il est beau gosse mais il sait tout faire ! Son génie scotche la salle qui se met à danser en quadrille. Il est doué l’animal et met une sacrée ambiance. Ses copines chez Maurice deviennent légèrement jalouses et suivent l’épisode avec une certaine amertume. Comment le faire revenir ? Ce petit manège n’a que trop duré. Dans l’étroit bistrot aux trois marches, la bille d’acier se tape de rire en un roulé-boulé folingue et euphorisant. Elle sait bien, elle, ce qu’il est en train de vivre.

Julien ne pense plus du tout à sa petite cour des années sixties et compte bien aller plus loin. Il a de l’ambition le bougre. Après cette soirée mouvementée et son petit succès, tel un cowboy solitaire se voulant moralisateur et modeste, il part sans se retourner, faisant juste un geste de la main en guise de salut. Sifflotant comme un pinson, il se met en quête du grand ouest, des strass et des paillettes. En route pour Las Vegas ! Du haut de ses treize ans, il n’a jamais mis les pieds dans un casino. Il veut goûter aux plaisirs de la roulette, au faste de la haute société, aux énigmatiques Ladies jouant les James Bond.

Las Vegas : un îlot de richesses inouïes au beau milieu du désert. Rien qu’avec l’impressionnante enseigne rouge, orange et bleue sur fond blanc, cerclée d’ampoules jaunes à l’entrée de la ville « Bienvenue à la fabuleuse Las Vegas », Julien a déjà un aperçu de la démesure et se gargarise de cet univers où le divertissement est roi. Il s’attend à côtoyer les grands seigneurs de la pègre, expertement gantés et chapeautés, coupant le bout de gros cigares avec leurs dents, histoire d’en imposer. Il rêve de les provoquer au poker et de devenir le chouchou de ces femmes mondaines, affichant leurs fume-cigarettes en argent ou en jade et s’identifiant à l’élégance sexy de Marylin Monroe.

A la porte du casino, un groom interpelle Julien « Où vas-tu donc petit ? Ce lieu est interdit aux mineurs et ta tenue n’est pas correcte ». Julien est complètement abasourdi, lui qui ne recule devant rien se voit refoulé comme un malfrat. Dépité, il tourne les talons et file tête baissée et bras ballants tout droit devant lui. Il erre entre buildings clinquants et longues avenues, pestant, marmonnant, rageant contre la terre toute entière, contre le monde des adultes. Il ne croit plus en l’avenir, il est tant en colère qu’il ne sent même pas qu’il entre dans une perspective hallucinante de carrés irisés comme mus à grande vitesse. Il se laisse tomber sur un banc circulaire se trouvant là et se tient la tête entre les mains puis reprenant doucement ses esprits, découvre à ses pieds un tapis vert ressemblant étrangement à ceux des jeux de société. Il se lève d’un bond et regarde autour de lui. Il n’en croit pas ses yeux, cette placette est décorée telle une salle de jeux : le banc n’est autre qu’une roulette de casino. Les dés sont jetés, sa destinée se trouve bel et bien dans cet environnement. Eureka ! Julien se laisse emporter par la liesse et tourne et tourne sur lui-même tant et si bien qu’il est au centre d’un manège où les enseignes multicolores l’entrainent dans un tourbillon, une tornade étoilée. Il est à nouveau happé, aspiré et chute dans la case départ avec tant de force qu’il roule sur le parquet chez Maurice et reprend sa place au bar.

La petite bille d’acier, tristement, verse des perles de cristal et s’en retourne cahin-caha dans son au-delà.

Les vieux sont muets d’émotion, s’approchent de Julien et tendrement le serrent très fort dans leurs bras sous l’œil perplexe des adolescents. « Viens, petit, on va t’expliquer le monde des adultes ». Une grande amitié est née ce jour entre chevelus rockeurs et moustachus d’avant guerre, alimentant les ragots de quartier et chassant les préjugés.