L’édifiante mauvaise foi du grand philosophe dévoilée par Isabelle Marsay dans Le Fils de Jean-Jacques ou La Faute à Rousseau.
L’avènement de la raison et de la science ont créé un étonnant clivage entre les sages antiques et les penseurs éclairés du siècle des Lumières. Dans l’Antiquité, la philosophie était un art de vivre. Pour Platon, Aristote ou Epictète, la philosophie ne peut se concevoir en dehors de l’expérience empirique . A Rome et en Grèce, on pensait sa vie et on appliquait les principes qu’on édictait. Comme le rappelait Épictète dans ses Entretiens : “Les raisonnements, ce n’est pas ce qui manque ; les livres sont pleins de ceux des stoïciens. Qu’est-ce qui manque donc ? L’homme qui les appliquera, qui, par la pratique, rendra témoignage pour eux”. Les philosophes étaient des modèles, validant par leur conduite leurs théories.
Que s’est-il donc produit dans l’histoire de l’humanité pour que les philosophes deviennent de simples penseurs, des théoriciens de la métaphysique? Toujours est-il que l’histoire méconnue de la vie personnelle de Jean-Jacques Rousseau est symptomatique d’un clivage qui n’aura de cesse de perdurer dans la construction de la société occidentale: “faites ce que je dis, pas ce que je fais”. On y apprend donc comment le philosophe de l’éducation infantile, dont Émile ou De l’éducation est encore aujourd’hui une lecture imposée aux instituteurs des écoles maternelles japonaises, a d’abord nié avoir abandonné ses enfants avec une mauvaise foi édifiante, avant de se justifier sans conviction. Il a d’ailleurs longtemps refusé d’épouser la mère de ses enfants.
Dans cet excellent roman-fiction, Isabelle Marsay met en lumière les contradictions flagrantes et la lâcheté de Jean-Jacques Rousseau, sans porter de jugement. L’auteur se contente en effet d’alterner très judicieusement des tranches de vie (imaginée) du fils aîné de Rousseau avec des écrits de ce dernier sur les devoirs et obligations qui incombent aux parents. On plonge dans le quotidien d’un siècle où la modernité n’était encore qu’un concept, la mort et la maladie le lot banal de toutes les familles. Gageons que la lecture de ce roman déclenchera un regain d’intérêt pour un philosophe dont on fête en grande pompe le tricentenaire de la naissance actuellement.
JE VOUS LE CONSEILLE SI…
… vous accordez une importance à l’accord entre les paroles et les actes. Sans connaître l’œuvre de Rousseau, ce livre pousse à la réflexion. Difficile de continuer à accorder du crédit à ce philosophe en refermant le livre.
… vous aimez plonger dans la vie quotidienne des villes et des campagnes des siècles précédents. On y vit les naissances, les mariages, les décès, les maladies, les disettes… c’est passionnant!
EXTRAIT :
Quand on n’est plus à une contradiction près
Celui qui ne peut remplir ses devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. (Emile, Livre I)
“Il ne faut pas faire des enfants quand on ne peut pas les nourrir”. Pardonnez-moi, madame, la nature veut qu’on en fasse puisque la terre produit de quoi nourrir tout le monde [...]. (Lettre à Madame de Francueil, le 20 avril 1751)
Rousseau maniait l’art d’accommoder sa conscience à ses actes:
Il y a des règles établies, informez-vous de ce qu’elles sont et vous saurez que les enfants ne sortent des mains de la sage-femme que pour passer dans celles d’une nourrice. (Lettre à Suzanne Dupin de Francueil, le 20 avril 1751)
Depuis que les mères, méprisant leur plus cher devoir, n’ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des mères mercenaires qui, se trouvant ainsi mères d’enfants étrangers pour qui la nature ne leur disait rien, n’ont cherché qu’à s’épargner de la peine. Il eût fallu veiller sur un enfant en liberté: mais quand il est bien lié, on le jette dans un coin, sans s’embarrasser de ses cris. Pourvu qu’il n’y ait pas de preuve de négligence de la nourrice, pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras, ni jambe, qu’importe, au surplus, qu’il périsse ou qu’il demeure infirme le reste de ses jours. (Emile, Livre I)