Si le canard occupe une place de choix dans la gastronomie albigeoise, il est néanmoins peu probable qu'un restaurant de cuisine régionale vous le propose laqué ou à l'orange. C'est pourtant dans cette belle ville d'Albi que j'ai découvert les secrets de composition de ce dernier. Pas dans un établissement d'enseignement hôtelier comme on pourrait le penser, mais à l’École Européenne Art et Matières qui propose des formations de coloriste matiériste. S'il est parfois question de restauration dans nos cours ce n'est pas celle qui a pour objet les plaisirs de la table, et néanmoins les deux semaines consacrées à la découverte de la couleur ont été pour moi plus évocatrices de l'art culinaire que des travaux du bâtiment. La recherche du bleu canard le plus éloquent, par touches prudentes et comparatives, et son mariage délicat avec une pointe d'orange sont des expériences sensorielles complexes qui exercent à saisir des nuances subtiles. Les pigments s'éparpillent sur la table comme des flacons d'épices et Philippe Fagot, le maître de cérémonie, veille à la justesse des tons comme un chef de cuisine à celle des saveurs. Difficile de partager en quelques mots ce qui s'est passé pour moi durant ces journées, si ce n'est peut-être en évoquant ces heures heureuses de mon enfance pendant lesquelles le temps était dissous par une activité qui mobilisait entièrement l'esprit et la main, et me laissait entrevoir la possibilité d'une existence créative et passionnée, bien différente du quotidien scolaire qui m'était imposé. C'était certainement le meilleur remède à toutes les peurs et les tristesses, mais je l'avais déjà un peu oublié quand j'ai quitté le lycée pour chercher d'autres chemins que ceux qui étaient tracés sur la carte. Quarante années ont passé et les vingt dernières n'ont guère laissé de place à l'intelligence de la main et à l'acuité sensorielle dans mon activité professionnelle. J'ignore de quoi celle-ci sera faite demain, mais il ne fait aucun doute que monsieur Fagot est arrivé à temps pour rouvrir en douceur les portes que j'avais fermé derrière moi et m'inviter avec chaleur à les franchir à sa suite. Qu'il en soit remercié, et encouragé à poursuivre son œuvre pédagogique avec la même générosité.