Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 p.
Voici un livre difficile à classer, tant s’y enchevêtrent de techniques que tant de talent conjugue et dissimule. Sociologie, ethnographie, biographie, histoire. Il y a de tout cela dans ce roman sans fiction, sans intrigue, sans les fils prétextes qui d’habitude cousent de fil blanc des vies illustres. Reste le quotidien dans un petit bout d’Europe ordinaire : les hypers, les repas de fête, Alzheimer, les vacances, les enfants, le RER, le boulot, le cancer, le collège, les images et les mots plutôt que les choses. Mots plus populaires que ce ceux de l'enfance bourgeoise de Sartre. Mots de femme aussi.Le thème conducteur de cette vie racontée par Annie Ernaux, sa vie, ce sont les images et surtout les mots. Annie Ernaux les épingle comme des étiquettes aux moments de la vie, mots clés, « tags » collés à des situations, metadata. Saussure évoquait le « trésor mental de la langue que chacun a en lui » : Annie Ernaux livre le sien, riche des « milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde … » (p. 15). Surtout, elle décrit, non pas « le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit » (p. 19), achevé, mais sa genèse dynamique continuée au cours des années « palimpsestes », chacune grattant la précédente pour y inscrire ses propres mots, ses faits, ses gestes, et s’y confondre.
Ce dictionnaire virtuel dont l’auteur dévoile l’acquisition s’emplit simultanément de marques commerciales, de citations, d’exemples de grammaire, de mots savants, de mots d’école, de paroles de chansons, de slogans publicitaires, d’histoires « drôles » … Titres de films, récits familiaux, récitations, cantiques … Mots hérités de la famille, de la mère, du père, des enfants aussi avec qui l’on fait « provision de mots » nouveaux et de leur mode d’emploi (p. 190). Langue propre aux classements, involontaire. Entr’aperçue par les sociolinguistes (W. Labov, B. Bernstein), cette génèse de la langue échappe à l’enquête savante, aux moteurs de recherche, pas à l’écrivain.
Le temps qui passe, rêves et désenchantements, est rendu en mots et en images par les médias, la publicité, les slogans, les emballages. « Ambiant advertising », fond invisible, omniprésent où se forment les idées. Décors pluri-média des cycles de vie intérieure, de la mémoire, chansons, émissions de radio, de télévision, magazines, films, affiches. Et l’auteur, observatrice impitoyable et tendre, suggère comment tout cela s’entretisse avec les trames de la vie, de sa vie. Ainsi s’esquisse une introuvable sociologie de la réception des médias, alors que toute notre connaissance s’épuise dans l’analyse interminable de ce qui est émis ou dans la statistique des contacts. Médias vécus, incorporés, inculqués, mot à mot. Affinités, profils. On l’aura noté, la littérature comprend souvent mieux une époque que ses journalistes ou ses sciences humaines.Mais c’est un roman, du plaisir donc ! La vie, l’amour et les mots d’une femme, de la petite fille à la grand-mère. Un singulier tressé d’universel.Quelqu’un me dit : un roman, quel rapport avec les médias, le marketing ? Lisez-le, vous verrez, cela ne parle que de cela, de cela et de votre vie.