Laurent Joffrin : Vous avez appelé à voter Hollande. Vous qualifiez maintenant cette élection de catastrophe...
Jean-François Kahn : Je ne parle pas du résultat du scrutin mais de la manière dont il a été acquis. Car on y trouve tous les ingrédients d'une catastrophe.
Laurent Joffrin : Pourtant le score est net...
Jean-François Kahn : Oui et non. Nicolas Sarkozy a obtenu 48,4%, c'est-à-dire qu'il s'en est fallu de 600000 voix à peine. Sans les abstentions et les bulletins nuls des lepénistes, sans le ralliement de François Bayrou, François Hollande était peut-être battu. Or, au début de la campagne, il était crédité de 60% des voix. Il est tombé à 51,6% alors que Sarkozy était rejeté comme jamais un président ne le fut par l'opinion, alors qu'il était comptable d'un bilan calamiteux, alors que tous les sortants en Europe sont systématiquement battus. Pis : sur la base du discours le plus droitier qu'on ait connu en France depuis Pétain, il a repris trois points sur son rival entre les deux tours.
Laurent Joffrin : Pétainiste, Sarkozy ?
Jean-François Kahn : Non seulement Sarkozy a fondé son discours d'entre les deux tours sur la peur de l'étranger, sur une conception maurrassienne de la nation, sur la nécessité de multiplier les frontières et les barrières, mais il a en prime dénigré la fonction syndicale, remis en question le rôle des corps intermédiaires, c'est-à-dire les contre-pouvoirs de la république, tout en exaltant le « vrai travail » opposé au faux, identifié à l'assistanat et au fonctionnariat. Jamais Marine Le Pen n'était allée aussi loin. On dit que l'UMP s'est alignée sur le FN. Elle l'a, en réalité, doublé sur sa droite. La Droite populaire, par exemple, tient à peu près le même discours que Marine Le Pen sur l'immigration et sur la sécurité. Mais elle lui reproche une rhétorique trop sociale. Alors que signifie cette opposition entre une droite républicaine et une droite qui ne le serait pas ?
Laurent Joffrin : La gauche a tout de même gagné...
Jean-François Kahn : Elle a obtenu une victoire légale mais elle a subi une défaite idéologique. C'est le rejet de la personne de Sarkozy qui a fait la décision, non l'adhésion aux thèses de la gauche. Auparavant, la gauche dominait culturellement et perdait politiquement. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Elle gagne dans les urnes mais elle perd dans les têtes. Normalement, Nicolas Sarkozy devait être balayé. Or c'est son discours réactionnaire qui lui a permis de limiter les dégâts. Tout cela est porteur d'une catastrophe possible.
Laurent Joffrin : Laquelle ?
Jean-François Kahn : Si la gauche ne remet pas en question une partie de son logiciel, elle peut ouvrir la voie, dans cinq ans, à une majorité qui réunira la droite dure et l'extrême-droite. La social-démocratie a échoué en Espagne, au Portugal, en Grande-Bretagne ou en Grèce. Avant elle, la droite avait dérégulé le capitalisme, ce qui nous a conduits où nous en sommes aujourd'hui. Mais la gauche européenne, qui lui a succédé, n'a pas su ou pas voulu corriger cette dérive. Faute d'audace ou de force, elle a laissé se développer les inégalités sans réussir à rétablir les équilibres financiers. En Hongrie, c'est l'échec de la social-démocratie qui a conduit à la victoire d'une majorité nationale-populiste. Nous courons le même risque en France.
Laurent Joffrin : Quelles sont ces erreurs commises par la gauche ?
Jean-François Kahn : Le discours « anti-sécuritaire » d'une partie de la gauche a été désastreux. Laisser le thème de la sécurité à la droite et à l'extrême-droite, c'est une erreur tragique. L'aspiration principale des classes populaires, c'est justement la sécurité. La sécurité économique et sociale menacée par le pan-capitalisme et l'Europe libérale ; la sécurité dans le travail, dans la vie quotidienne, minée par la montée de la délinquance. La gauche se trompe aussi en matière d'immigration. Elle s'aligne trop souvent sur les positions des associations et d'une partie de la presse de gauche. Elle donne le sentiment aux ouvriers et aux employés qu'ils seront de plus en plus concurrencés sur le marché du travail par une main-d'œuvre sous-payée et corvéable à merci. Ce que d'ailleurs souhaite la fraction la plus droitière du patronat. De la même manière, la gauche a totalement négligé le commerce de proximité, les artisans, les indépendants, les petits entrepreneurs et les paysans, qui sont eux aussi menacés par la libéralisation économique et les manœuvres de l'industrie agroalimentaire ou placés sous la férule du pouvoir financier qui contrôle les grandes surfaces. Enfin, on ne mobilise pas le peuple en faisant du mot « populisme » le summum de la diabolisation de l'autre.
Laurent Joffrin : Comment corriger cela ?
Jean-François Kahn : D'abord en articulant un réalisme de l'immédiat à un utopisme en devenir. Il faut à la fois réduire les déficits et éradiquer la dette qui interdisent toute politique de progrès social, et élaborer un autre modèle de société qui centralise non plus l'Etat ou l'argent mais l'humain. Ensuite, s'ouvrir à toutes les forces républicaines désireuses de participer à une politique de redressement dans la justice. Pour l'instant je n'en vois pas les prémices, d'où mon angoisse.