Vous savez comment j'aime la ville, comment je suis une créature urbaine. Hier, Montréal s'est avérée à la hauteur.
Imaginez une belle soirée en ville:
Suivre une marche nue, avoir une conversation avec un agent de l'anti-émeute, donner une entrevue à un journaliste de F1 pour un quotidien d'Espagne, passer du temps avec les riches consommateurs de biens griffés (et majoritairement anglophones) au party de chars et de poupounes sur Crescent, goûter par la bande au gaz poivre et respirer des relents de gaz lacrymogène, avant de finir le tout sous une averse, avec les pauvres consommateurs de spectacles gratuits (et majoritairement francophones) devant un bon show de Pierre Lapointe aux Francofolies.
Bref, une soirée urbaine, Montréalaise, printanière de 2012, et aussi une enfilade ininterrompue de contrastes sociaux fascinants. Je ne blague pas, j'ai passé une excellente soirée.
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Depuis un moment déjà que je vis l'actualité plus que je ne la commente (bien que je sois actifs sur des plates-formes plus instantanées mais moins réfléchies que ce blogue pour le moment), je réalise que je n'ai pas le temps nécessaire pour suivre tout ce qui se passe et le commenter de manière détaillée en même temps. Je réserve donc les commentaires rapides pour les réseaux sociaux, et tente de garder mes notes plus élaborées pour ce blogue, où je devrais avec les semaines qui viennent, publier quelques articles qui tenteront un regard avec un peu de recul (ce qui est à peu près impossible pendant les événements, mais je ferai un effort supplémentaire pour tenter quelques commentaires éclairés même si nous sommes encore au milieu de l'histoire).
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Revenons donc à la soirée d'hier, alors qu'au moment où je rédige ceci, les casseroles jouent sur le coin de ma rue, et qu'elles ont débutées accompagnées - comme tous les soirs maintenant - par les cloches solidaires de l'église St-Edouard, que l'on entend à 20h pile depuis plusieurs soir déjà.
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Le plan d'hier était simple; se rendre au centre-ville, voir ce qui s'y passe et aller assister au spectacle de Pierre Lapointe en ouverture des Francos. Un plan improvisé à quelques minutes d'avis, puisque je croyais que le festival prenait son envol ce soir seulement; son ouverture ayant été camouflée par le reste de l'actualité des derniers jours.
Il n'a pas été difficile de tomber sur la maNUfestation d'hier soir en arrivant sur Ste-Catherine et facile de comprendre pourquoi, puisqu'après avoir suivi un peu la manif (avec des supporteurs habillés, bien que les manifestants n'aient pas été entièrement nus), je me suis vite rendu compte qu'ils tournaient en rond. En effet, le plus important déploiement de policiers du SPVM que j'ai pu voir depuis le début du conflit encerclait carrément les milliers de manifestants, contrôlant les aires et rues où ceux-ci pouvaient marcher... et leur bloquant à l'aide des boucliers anti-émeute le moindre accès vers l'ouest.
La manif était organisée pour protester contre les valeurs que représentent le Grand prix de F1 et se déroulait pacifiquement. La police était par contre sur les dents, mais en contrôle. Certains manifestants s'amusent aux dépends des policiers; l'un d'eux, en bobettes, leur fait une danse improvisée, ce qui amène quand même deux ou trois agents à sourire. Une autre joue "My heart will go on" de Céline Dion à la flûte devant la brigade anti-émeute; mais ils ne semblent pas apprécier sa musique.
Près du coin René-Lévesque et St-Urbain, l'anti-émeute a failli laisser passer les marcheurs vers le site des Francos où avait débuté un spectacle de 4h qui devait culminer avec la présence de Pierre Lapointe plus tard en soirée. Il y a eu un peu de tension, puis un kid a refusé de circuler lorsque la brigade lui a demandé. Il errait entre la manif et la police, quand quelques agents de l'anti-émeute ont décidé de le forcer physiquement... et de l'arrêter, à quatre agents, avec tie-wrap et immobilisation violente au sol. une arrestation que je trouvais injustifiée (il n'avait rien fait de criminel ou de méfait, mais la manif avait été déclarée illégale - pas de trajet). Injustifiée et inutilement physique, avec quatre agents costauds pour immobiliser un gringalet non armé. Il y a donc eu tension, tout le monde filmait et huait les policiers. Puis, alors que le gros de la marche reprenait vers l'est, plusieurs sont restés à haranguer les policiers. De voir une jeune fille seins nus peints en rouge argumenter avec un costaud de l'anti-émeute était probablement mon premier grand contraste de la soirée. Étant curieux de nature, et me retrouvant visiblement devant un policier prêt à quitter le mode robotique et prêt à s'entretenir avec les citoyens, j'en ai profité pour entreprendre une conversation avec l'agent de la brigade anti-émeute du SPVM.
Nos points de vues divergent clairement, mais ne sont pas aussi éloignés que l'on pourrait le croire. Évidemment, qu'il refuse de voir qu'il y a eu des abus policiers n'est rien pour démontrer sa bonne foi, mais sa conversation était intéressante, respectueuse, et certains de ses arguments n'étaient pas idiots bien que réducteurs. je lui ai accordé qu'ils voient beaucoup de grabuge, beaucoup. Du même élan, toutefois, Je lui ai fait remarqué que le grabuge a tendance à se produire justement quand ils sont là, l'anti-émeute, et qu'ils foncent vers les manifestants. Quand la manif marche en paix, il n'y a pratiquement jamais de casse, ni de méfaits.
Devant son argument selon lequel sans eux, ce serait l'anarchie, je lui ai confirmé que la société avait besoin d'un minimum de représentants de l'ordre, mais que ceux-ci devaient opérer sous le respect des citoyens, ce qu'ils sont en train de perdre à cause des abus en question, et que sinon, ils ne sont que le bras armé d'un régime autoritaire, et que la dérive était une pente dangereuse.
Un de ses confrères m'a dit que j'étais trop dans mon monde, ce à quoi j'ai répondu qu'il devait l'être encore plus que moi. Ce collègue (qui avait sorti son gaz poivre devant moi quelques minutes plus tôt alors que je filmais à deux mètres l'arrestation musclée et la réaction des manifestants) a passé un seul autre commentaire, beaucoup moins intelligent:
"Monsieur, il y a un sondage une fois tous les 4 ans, allez cocher votre case pis rentrez chez vous".
Un autre m'a demandé si j'avais des enfants (je n'en ai pas) et m'a dit, que si j'avais des neveux et nièces, qu'il se ferait un plaisir de venir faire du vacarme à coup de casseroles à leur mariage. Je m'en suis montré ravi et lui ai demandé son courriel pour pouvoir l'y inviter. Il a décliné l'invitation.
De retour à mon agent (qui a levé sa visière et baissé son bouclier pour me parler), nous avons conversé pendant au moins dix à quinze minutes. Une autre manifestante, à mes côtés, demandait à "son" policier, s'il n'était pas écoeuré de travailler au service des riches. Il lui a répondu devenir riche grâce à son temps supplémentaire pendant le conflit, mais qu'il n'avait plus de vie. Mon interlocuteur m'a confié ne pas croire que des policiers anti-émeute soient assez caves pour risquer leur job à 80 000$ par an en frappant de la matraque sur les citoyens. Je lui ai suggéré, une fois le conflit terminé et ses vacances venues, d'aller faire un tour sur Youtube. Il pourra aussi lire La Presse d'aujourd'hui, où apparaît une photo d'un policier du SPVM grimaçant d'effort en train de matraquer un citoyen, hier soir, justement, quelques minutes après ma conversation avec le policier de l'anti-émeute. Il faut préciser que celui de la photo de La Presse doit gagner moins de 80 000$, n'étant pas de la brigade anti-émeute.
Mon agent m'a alors fait remarquer que le SPVM avait laissé des dizaines de manifestations marcher malgré qu'elles avaient été déclarées illégales dans les dernières semaines (il parle essentiellement des casseroles), ce à quoi j'ai répondu qu'il avait raison, et que c'était exactement ce que je disais un peu plus tôt en mentionnant que le calme régnait toujours quand ils ne se pointaient pas.
Par une douce ironie, les manifestants ont profité d'une brèche et d'une diversion (j'espère ne pas avoir été part de cette diversion par mes conversations), et a déjoué l'anti-émeute pour se retrouver entre temps sur Ste-Catherine, à l'entrée des Francos.
Là, à travers de touristes, de gens venus au Festival et de policiers, la foule bigarée a soudain été poivrée largement et abondamment par un officier supérieur du SPVM. Comme je demandais justement à un policier si le site était ouvert malgré la manif (mon projet d'origine étant le spectacle de Pierre Lapointe), j'ai respiré du gaz poivre en question de manière collatérale. Pas très agréable ni pour les yeux ni pour les poumons.
Le site m'était donc temporairement fermé, mais les marcheurs ont remonté entre la PDA et la maison de l'OSM pour passer directement à travers du site du festival alors que sur scène, Daran entretenait la foule. L'ambiance était plutôt festive, surtout que les manifestants scandaient quand même qu'ils se calissaient de la loi spéciale. Les jeunes filles gardant les abords du site chantaient avec eux.
Les manifestants sont ressortis par Ste-Catherine ouest, ayant littéralement semé le SPVM pour le moment.
Ils ont marché vers l'ouest (Peel et surtout Crescent, lieu culte pendant le Grand Prix de F1), mais il était clair que la police ne laisserait jamais le groupe passer. A ce moment-là, la manif nue avait fusionné avec la désormais traditionnelle manif nocturne du centre-ville de Montréal contre la hausse des frais de scolarité. Les causes ainsi fusionnées (hausse, Loi 78, anti-valeurs du GP), la marche a été bloquée peu après McGill Collège, et un jeu de chat et de souris a eu lieu pendant un temps entre les deux groupes (marcheurs et policiers). Je me disais que c'était presque lassant, mais avant que le tout ne s'éparpille, quelques fonceurs plus radicaux ont commis des méfaits (projectiles envers les policiers, à ce que j'ai pu voir). La brigade a répondu de manière musclée à chaque fois, créant une mini panique chez les marcheurs, mais à chaque intervention que j'ai vu hier soir, c'était ciblé à 100% sur ceux qui avaient commis un méfait. Plusieurs pétards et feux d'artifices se sont fiat entendre pendant cette période de la soirée. Un engin fumigène a été allumé, quelques autres méfaits, d'autres courses de l'anti-émeute, toujours très ciblées, beaucoup de tension, puis soudainement, la brigade a chargé (probablement fatiguée de voir les manifestants tourner en rond) pour disperser la manifestation de force... J'étais debout au coin de McGill et Ste-Catherine, quand la brigade anti-émeute a foncé et lancé des gaz lacrymogène un peu plus à l'est de ma position. Ils sont passés devant moi, puis j'ai senti le gaz et, passé quelques secondes, j'ai dû m'éloigner, toussant un peu malgré moi. Dommages collatéraux seulement, un peu d'irritation aux yeux à cause du vent qui poussait un peu les gaz vers moi. Je me suis installé un peu plus au nord; la manif s'est dispersé en petits groupes.
Deux minutes plus tard, la circulation automobile et piétonnière était reprise sur Ste-Catherine, comme si de rien n'était, un jeune couple avec un bébé en poussette se dirigeant vers l'ouest et passant dans les relents de nuage de gaz sous les regards des policiers réguliers du SPVM.
Il y avait eu quelques gouttes de pluie à quelques reprises au cours de ma soirée, mais rien de majeur. La pluie s'est intensifiée un brin à partir de ce moment-là, et j'ai décidé d'aller vers l'ouest, vers Peel et Crescent, question de marcher symboliquement exactement là où les policiers voulaient empêcher les gens d'aller quelques minutes plus tôt.
Un homme m'arrête et me demande ce que signifie mon carré rouge. La conversation s'engage (il est visiblement étranger) et il s'avers qu'il est un peu informé mais veut en savoir plus sur les étudiants, les manifestants, les protestations, bref, la crise qui entoure désormais le Grand Prix l'intrigue. J'apprendrai qu'il s'appelle Manuel Franco, et qu'il est journaliste sportif espagnol couvrant les Grands Prix de F1 à travers le monde. Après lui avoir accordé cette entrevue improvisée (*) - j'ai même tapé sur le clavier de son iPhone le nom de Jean Charest pour qu'il ait le bon orthographe du nom du PM du Québec - il a pris une photo, puis est retourné vers l'ouest en m'assurant que ce qu'il voyait comme manifestation ici n'était rien en comparaison de ce qu'il avait vu au Bahrein lors du récent Grand Prix là-bas.
Arrivé sur Crescent, c'état comme entrer dans un univers parallèle. Passé la barricade du SPVM à l'entrée de la rue (bonjour ambiance festive), je suis entré dans une sorte de party de chars et de poupounes habillés hypersexy.
Étrangement, ces poupounes avaient un peu plus de textile sur le dos (mais à peine) que certaines qui se baladaient pratiquement nues dans la maNUfestation plus tôt, mais les poupounes de Crescent me sont apparues plus.... indécentes. En fait, pour dire de manière crue ce que j'ai ressenti devant quelques kiosque des festivités de Crescent, on aurait dit de la prostitution, rien de moins. Je prends une photo d'un gars apposant des autocollants sur une voiture de course, d'un kiosque de télécommunication dont les filles sont enlignées comme les jeune filles de certains quartiers de Bangkok, puis je range mon appareil, ne me sentant pas inspiré pour immortaliser ce que je vois.
J'ai donc traversé la rue du sud au nord jusqu'à mi-chemin, le croisement avec Maisonneuve, en observant les gens sur les terrasses et des gars se faire prendre en photos avec les poupounes aux jupes de cuir rouges seyant montrant les fesses ou gonflant la poitrine sous une camisole du même cuir rouge. Autour de moi, que de l'anglais (bien que plusieurs clients soient probablement francophones, les conversations audibles étaient toutes en anglais, de même que le spectacle sur la scène devant - un artiste que je ne connaissais pas).
Il était tard, donc mes observations sociales m'avaient fait rater le spectacle des Francos, mais une poussée vers l'est allait devoir confirmer ou non ce constat. La pluie était plus intense, mais une fois mouillé, ça ne faisait plus grande différence. Au coin Peel, trois gars jouaient de la casserole devant la barricade du SPVM et non loin d'une tente du Grand Prix (Peel tente de profiter de la popularité de Crescent, et récolte donc les restes, d'après ce que j'ai pu voir). Ils saluent mon carré rouge avec un sourire et quelques encouragements en français.
Après quelques minutes, je redescend sur Ste-Catherine, redevenue calme et (presque) sans policiers, puis arrive au site des Francos, coin Jeanne-Mance. J'entends la voix de Pierre Lapointe.
Le spectacle n'est donc pas terminé et je reste donc, tout juste devant la scène, pour profiter du talent de ce chanteur dont les textes et la musique sont vraiment exceptionnels. Je veux prendre quelques photos mais mes piles sont à plat et je n'ai pas de rechange. Il y a encore une foule immense malgré l'averse qui se maintient. Quelques parapluies parmi la foule mais essentiellement des gens trempés mais enjoués d'être là, ensembles, à profiter des arrangements rock des succès de Lapointe. Moi qui croyais être arrivé à la toute fin, j'ai quand même eu droit à plusieurs chansons, ainsi qu'aux rappels. Un peu plus d'une demi-heure plus tard, Lapointe quittait la scène après plusieurs rappels, non sans avoir encouragé les carrés rouge à ne pas abandonner: "Il ne faut pas avoir peur de dire ce qu'on est, ne pas craindre de dire qu'on en a assez". Il portait d'ailleurs un carré rouge sur scène.
Cette fin d'une soirée déjà riche en émotions et en activités, en compagnie d'un auditoire festif, enjoué et francophone, et de l'excellente musique de Lapointe, allait être le contraste final de cette soirée fascinante de ce point de vue.
Après l'argent très abondamment étalé sur la place publique sur Crescent, les spectateurs assistants au spectacle gratuit des Francofolies.
Après la traversée du site des Francofolies pendant le show de Daran en compagnie des manifestants dont la moitié étaient à demi-nus, l'anti-émeute bloquant l'accès à Peel et Ste-Catherine à coup de gaz lacrymogènes.
Après les filles ordinaires marchant nue pour dénoncer le sexisme du Grand Prix, les poupounes hyper-sexy payées pour montrer le plus possible leurs fesses et leurs seins couverts d'une mince couche de latex sur Crescent.
Après les conversations anglophones entendues autour de drinks et des vêtements griffés, les fans de Pierre Lapointe chantant à l'unisson en français, cheveux ébouriffés et vêtements trempés par l'averse.
Après le malaise ressenti sur Crescent, le plaisir ressenti au spectacle des Francofolies.
Après une conversation avec un agent de l'anti-émeute, le goût du gaz poivre et des lacrymogènes dans mon souvenir, Pierre Lapointe et ses musiciens qui me disent:
"Ce n'est surement pas de briller
qui nous empêchera de tomber
Ce n'est surement pas de tomber
qui nous empêchera de rêver"
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(*) M. Franco a écrit un premier article sur l'ambiance autour du GP, un court papier de quelques paragraphes qui résume bien l'essentiel pour un lecteur étranger, mais sans plus pour le moment.