Sandra Nkake : En lançant un gros coup de dés, et en n’y croyant pas du tout. Quand je suis allée passer cette audition pour ce groupe, je n’imaginais pas du tout que j’allais arrêter. C’était juste parce que je m’ennuyais, je ne trouvais pas ce que je voulais dans les cours. Et donc, je me suis dit qu’en allant passer l’audition ça allait me permettre de rencontrer des gens. Je suis plutôt quelqu’un de curieuse. Je crois que c’était aussi un genre de défi que je me lançais en me disant « est-ce que tu vas réussir à leur faire croire que tu es chanteuse ? » Et la réponse a été « oui ». Après, tout le jeu a été de réussir à les convaincre que je n’étais pas chanteuse mais je n’y suis pas parvenue (rires).
Après cette rencontre je me suis retrouvée assez rapidement en studio de répétition, puis en concert, puis j’ai rencontré des comédiens, puis j’ai commencé à faire du théâtre. Le fait d’être très vite sur scène m’a tellement plu que tout le reste n’existait plus. Le reste existait pour pouvoir me permettre de monter sur scène. J’ai eu la sensation qu’en étant sur scène que je pouvais enfin être moi. C’était un espace qui était favorable à la vérité, plus que dans la vraie vie où on est souvent contraint par des codes sociaux, familiaux. Là, j’avais l’impression que je pouvais m’exprimer.
J’allais donc de moins en moins à la fac, j’y allais quand même, pour finir ma licence. Je bossais dans un magasin où je fabriquais des sandwichs, un autre où je mettais des chocolats en boite, tout ça pour payer mon loyer, et pouvoir payer mes transports pour aller en répet. C’était des années assez excitantes. Puis est venu le moment où 24h dans une journée ne suffisaient plus pour tout faire. Il a fallu faire des choix, j’ai choisi le théâtre et la musique.
Tu es allée vers le jazz, la soul, justement parce que tu as rencontré ce groupe ?
En fait c’était un groupe de funk, et à l’époque je n’écoutais pas du tout de funk. Quand je les ai rencontrés j’écoutais Cat Stevens, Bob Dylan, Joan Baez, Tom Waits, le Velvelt Underground, les Clash, les Specials, les Beastie Boys, j’écoutais un peu Prince aussi parce que ma meilleure copine était fan. Il était le seul artiste funk que j’avais en commun avec le groupe. Je connaissais James Brown aussi, mais j’ai découvert avec eux Al Green, Curtis Mayfield et beaucoup d’autres.
L’artiste qui m’a beaucoup émue, et par sa voix et par son attitude et par son engagement et par son interprétation c’est Nina Simone. C’est l’artiste dont je collais les photos partout dans mes carnets, je suivais ce qu’elle faisait. Je trouvais ça dingue qu’on puisse être à la fois pianiste, chanteuse, quelque part chef d’entreprise, meneuse de groupe. Je trouvais que son engagement était dingue. Pour elle la musique était un moyen de faire passer un message. C’est ce que j’essaie humblement de faire. Pour moi la musique n’est pas du tout une finalité, A un moment donné j’ai même voulu être journaliste. Il se trouve que le médium que j’ai choisi c’est la musique parce que c’est là où j’avais à la fois le plus de facilité (à priori) mais aussi le plus de plaisir, le plus de joie, le plus de curiosité. J’essaie de mettre un maximum de moi dedans, de mes questions, de ma manière de voir le monde, et ma manière d’imaginer une construction sociale.
Ton album est une série de petites histoires …
Oui. On l’a écrit à deux, avec Ji Dru qui est un vieil ami de 10 ans. On s’est connu sur un groupe qui s’appelait les Troublemakers, un groupe électro-jazz, et il m’a invité à participer à son projet qui s’appelle Ji Mob. On a fait deux albums ensemble, on a fait aussi un autre groupe qui s’appelle Push Up. On est plutôt des animaux grégaires, on aime bien faire des choses ensemble. Lui il est flutiste, mais il a cette transversalité où il est à la fois en train d’écouter du Coltrane et danser sur les Clash et en même temps à écouter du Tom Waits et en même temps fan de N.E.R.D. On a comme ça ce socle commun d’ouverture vers des musiques différentes, des styles différents, et des propos qui vont mettre en avant des personnalités.
Très vite on s’est dit qu’on allait travailler, composer et produire ensemble. La première question a été « qu’est-ce qu’on va raconter ? » On a mis à plat un certain nombre de sujets, de thèmes, dont la ligne rouge était des destins, car nous sommes presque quarantenaires et qu’on a un regard sur ce qu’est l’engagement, sur ce qu’induisent les choix qu’on fait dans une vie, quelle trajectoire cela dessine, et est-ce possible si nécessaire de revenir sur des choix qu’on a fait. C’est pour cela que ça s’appelle Nothing For Granted. Juste pour dire qu’il ne faut pas avoir peur de remettre en question ce pour quoi on s’est battu et ce qu’on a construit, si on pense que c’est nécessaire.
En l’occurrence on est aujourd’hui au lendemain d’une élection (ndlr présidentielle) où le président proposait du changement. Ca parle de ça, ça parle de destins à la fois individuels mais aussi collectifs. Ce sont souvent des personnages qui sont face à des choix qui vont vraiment changer leur destin et tout cela est fait de manière assez poétique. Je ne pourrais pas dire que c’est un album politique, mais je pense que la manière dont on fait de la musique et la manière dont on est engagé dans notre vie sociale c’est une manière de faire de la politique, on va dire que c’est une politique humaniste.
Pour moi, tout le monde est important. Ji est important, l’ingénieur du son est important, tous les musiciens qui nous ont fait confiance, qui ont donné de leur temps, de leur talent sont importants. On part toujours avec le même ingénieur du son, avec le même ingénieur lumière, parce qu’on a essayé de faire en sorte que la scène soit le prolongement des histoires qu’on racontait. On est parti des histoires, de là on a établi les instruments dont on avait besoin pour créer la musique, les climats. Des climats à la fois explosifs et à la fois de rage contenue et des moments plus doux, plus introspectifs, plus texturaux, plus cinématiques même, qu’il était important de pouvoir transposer sur scène. Le son et la lumière sont aussi importants que les chansons, que le fait qu’on soit habillés tous de la même manière, je pense que cela met en valeur le fait que ce qu’on dit, ce qu’on fait, est aussi important que la manière dont on le fait.
C’est clair ce que j’ai dit ? (rires) … Je m’emballe parce que j’adore ce projet …
Chaque chanson a son style musical, on passe du jazz, au rock-hip hop, au dub-reggae, comment ce sont faits les choix ? Parce que tu n’avais pas envie d’être enfermée dans un style ?
De toute façon je n’aimerais pas être enfermée dans un style parce que ce serait faux. Quand on écrit on ne se dit pas « tiens, on va faire dans tel style », c’est vraiment le sujet qui va déterminer la situation. Par exemple pour Same Reality qui parle de cette junkie que je croise régulièrement depuis des années, dont j’avais envie d’être les yeux pour une fois, elle décrit son quotidien, elle décrit les gens qui lui passent devant, qui ne lui disent jamais « Bonjour », elle parle de cette voisine qui habite au 3ème étage de l’immeuble au bas duquel elle est et qui régulièrement sort avec des bleus sur le visage sans que personne ne dise rien. De ces petits qui vont à l’école avec des vêtements troués sans avoir mangé, elle met de la relativité dans la difficulté de sa vie elle voit qu’il y a d’autres personnes qui finalement souffrent plus. Elle m’a permis d’être plus dans l’humilité, moins dans le jugement. Moi qui pensais que je ne jugeais pas, je me suis aperçu qu’en fait je la jugeais. J’avais envie d’écrire une chanson sur cela, sur comment elle voyait le monde, comment elle voyait son quartier. En fait, ça a commencé par un dessin, j’ai fait un dessin, comme une boule à neige dans laquelle il y avait une petite poupée avec des membres cassés mais avec un grand sourire. Je me suis aperçu qu’elle me faisait penser à un personnage de Tim Burton, dont j’ai vu l’expo récemment. J’ai été frappé par ce qu’il disait. Il disait que lui très vite ce qu’il a senti c’est que ce n’était pas important de bien dessiner, ce qui était important c’était d’aimer dessiner. Et moi j’aime raconter des histoires. C’est vrai qu’en racontant l’histoire de cette jeune femme, la musique est venue d’elle même, je ne me suis pas posée la question du style de la musique.
Dans Conversation, je parle de cette petite fille qui écoute les conversations des adultes, on a plus était concentré sur la texture de la voix, sur comment les instruments allaient accompagner cette voix.
Dans Mankind qui parle de révolte de mini-sociétés, de révolte de certains ouvriers pour créer un syndicat, de révolte des éléments, forcément je n’imaginais pas que ça allait être une chanson douce, ça allait être forcément de la rage, mais pas une rage où on a envie de tout casser, c’est une rage où on a envie d’aller aux urnes, c’est une rage où on a envie d’être actif dans la société parce que c’est important, quelque soit le choix qu’on fait. Le fil rouge de l’album c’est ça aussi, c’est dire qu’il ne faut pas avoir peur de se tromper, que l’important ce n’est pas de réussir ou de se planter, c’est d’avancer.
No More Trouble est plutôt un morceau assez vocal parce que je l’imaginais les yeux fermés, comme la petite voix intérieure qui parlait au moment de faire un choix. En fermant les yeux j’imaginais qu’il y avait plein de portes qui étaient toutes ouvertes sauf une, et que dans ces portes ouvertes il y avait plein de choses qui étaient proposées et il y avait une porte fermée, que j’ai choisi de prendre. Non pas par défis, mais par envie que le choix que j’ai fait soit un choix personnel. Tout au long de ma trajectoire, ça a toujours était ça, essayer de faire des choses qui me ressemblent. Souvent ce n’est pas dans les cases, c’est pas fait exprès, mais on défend mieux les choses qui sont personnelles.
Tu es nommée au Victoire de la Musique dans la catégorie Révélation Jazz. Ca met la pression ou ca fait plaisir?
Ca fait plaisir, mais pas à titre personnel. Je prends ça comme un coup de pouce pour tous les artistes indépendants qui essaient de construire leur petit chez eux artistique et qui défendent leur unicité. Je suis révélation face à Mia Fitzgerald et Guillaume Perret qui ont des trajectoires vraiment singulières. Je ne suis pas du tout en fanfaronnade, mais par contre je me dis que c’est un bon signe donné à la jeune création qui veut dire qu’il faut continuer à être personnel, à ne pas hésiter à continuellement se renouveler. Mon premier album est assez différent du second et je pense que le troisième sera encore différent. C’est un bon coup de pouce je pense.
On est un webmagazine. Tu es sur Facebook, sur Twitter…
Je suis partout !!!! (rires) J’essaie, j’essaie
Qu’est-ce que ça t’apporte, qu’est-ce que cela change dans ta relation avec le public?
Quand j’ai fait mon premier concert sous mon nom, c’était au China Club en 2006. Très vite j’ai commencé à me dire qu’il fallait communiquer un minimum. C’était le moment où je venais de créer un blog. Je suis plutôt quelqu’un qui aime bien l’échange, qui aime bien surfer sur Internet. Ca m’a permis de découvrir des artistes dont j’avais envie de parler. En fait, avant même de faire mon auto-promotion, je faisais la promotion des autres, et je continue à le faire.
Je pense que je fais partie de cette génération, qui même si je ne suis pas une pro ni de l’informatique, ni d’Internet, j’arrive à découvrir des petites pépites, c’est intéressant. Il faut pouvoir filtrer, et ne pas être happer uniquement par ça.
Tu as des retours d’internautes ?
Plein ! Beaucoup, beaucoup, notamment sur Facebook, parfois sur mon blog les gens laissent des commentaires, parfois sur mon compte Youtube. Beaucoup de personnes répondent après les concerts. Ils m’envoient des messages, parfois des messages personnels, ils me postent des tas de trucs. Par exemple la dernière demande était « Vite, vite, vite un DVD du live ! ». On s’est alors dit « Oui… c’est une bonne idée ». Mais comme on était en début de tournée, ce n’était pas du tout notre objectif premier. Puis en discutant avec le label, on s’est dit que ce serait une belle idée de pouvoir offrir aux gens un souvenir filmé des concerts. Ce n’est pas toujours évident à faire, cela a un certain coût de production, et il faut s’y prendre tôt. Mais on a un concert à la Cigale pour le festival Factory, pour lequel j’aurai pas mal d’invités comme Daniel Yvinec à la basse, Christophe Minc qui sur l’album a joué de la basse, là il jouera de la harpe, Rodolphe Burger, Jules Edouard Moustic, Loïc Dury, et Mike Laad qui est un super MC américain. On s’était dit que ce serait une bonne occasion, en plus la salle est super belle. Là on est en train de le monter. J’espère que ça pourra se faire.
Donc Internet, j’y suis tous les jours. Des fois il faut que je descotche mais je suis tellement dessus que quand je passe deux jours sans me connecter ca me pose quelques petits problèmes d’organisation (rires).