Already Dead, a California Gothic, de Denis Johnson

Publié le 19 mars 2008 par Untel
(version très légèrement modifiée du papier publié sur le site du FFC)
Les personnages du bouquin de Johnson sont déjà morts. L'un d'entre eux croit, après avoir essayé de se tuer, qu’il est apparu, post-mortem, dans un autre monde, et qu’il en sera ainsi à jamais ; il pense qu'il ressuscitera après chaque mort, dans autre monde (il est quelque peu obsédé par Nietzsche, et notamment l’idée de l'éternel retour). Un autre agonise. Un autre court à sa perte, des tueurs sont à sa poursuite. Un plan est élaboré avec un d’entre eux pour tuer l’épouse d’un autre (ça ne se passe pas exactement comme prévu). Une autre communique avec les esprits des défunts, quand elle ne prétend pas purement et simplement être possédée par l’esprit d’un mort. D’autres appellent la religion à la rescousse, à moins que ne ce soit la mort, comme une délivrance. Pas mal d’entre eux sont des morts vivants, et des fantômes, mais c’est plus courant. Une joyeuse bande, pas vrai ?
La Californie, telle qu’elle est décrite dans cette farce macabre, paradis ou enfer, est le décor idéal pour les déambulations de ces esprits qui ne croient pas à la réalité du monde. Les éléments naturels, sur cette bande où se rencontrent le Pacifique et le continent, sont toujours près à se déchaîner, comme des signes de la colère de puissantes divinités, en tempêtes et orages. On ne peut souvent apercevoir ce qui nous entoure qu’à travers un brouillard propice à imaginer toutes sortes de créatures dans les ombres des arbres. Tous ces phénomènes engendrent le goût du mystère, la croyance en des forces occultes de toutes sortes. Imagine toi, comme les personnages, en train d’observer le paysage de la côte, déformé par la vitesse de ta Porsche, t’abandonnant aux rêves qu’il t’inspire. Quel Etat des Etats-Unis a suscité plus de fantasmes que la Californie ? Certes, même s'il y a bien un surfer, on n'est pas entouré de bikinis, elles ont dû fuir quand un spectre est apparu au coin du bois. C’est ce que font les personnages, là-bas, ils s’abandonnent à leurs pulsions plus ou moins influencées par les tendances névrotiques, psychotiques, les stupéfiants ou les délires mystiques. C’est le genre de liberté que tu y trouveras, à tes risques et périls toutefois, car la folie ne les empêchent pas de calculer, de mettre en branle des intrigues tordues.
La narration disloquée provoque une certaine confusion dans l’esprit même du lecteur. En gros l’histoire se déroule pendant deux semaines d’août et de septembre 1990. Cette histoire est racontée en trois livres successifs qui chacun suit un fil, laissant de côté, dans l’inconnu, les pans d’actions qui ne concernent pas les personnages qu’on observe, de sorte que sans cesse on se demande ce qui a bien pu se passer pour qu’il se passe ça, élément des intrigues que l’on ne découvrira que dans les livres ou chapitres suivants. Cette architecture étrange, monumentale, nous laisse donc dans l’attente de la clef sur laquelle s’appuie l’ensemble de l’édifice, nous encourage sans cesse à poursuivre la lecture, stimulation qui s’ajoute à celle qui vient des délires, rêves, machinations et courses poursuites auxquels se laissent aller les personnages. Johnson s’en donne à cœur joie laissant son style s’emporter dans le flot des images, métaphores, hallucinations, délires théoriques, paranoïas, sentiments incontrôlables, fanatisme, qu’il place dans l’esprit de ses personnages. Les passages de drôlerie aberrante s’enchaînent aux moments de pur lyrisme halluciné. Autrement dit, ces types ne sont pas vraiment les citoyens normaux qu’une société libérale cherche à produire en masse.
Je ne te dirais pas, même si ça me démange, que c’est un bouquin à réveiller un mort. Non, je ne le dirai pas. J’ai dit non ! Ce que je peux te dire c’est que tu sentiras sûrement la chaleur retrouver le chemin de ton crâne et de ton imagination, et que tu auras peut-être envie de te dégourdir les jambes, et de batifoler, nu et heureux, dans les champs environnants. C’est déjà pas mal.
Already Dead, chez HarperPerennial, et la traduction de Brice Matthieussent chez Bourgois et en 10/18