Ray Bradbury, CHRONIQUES MARTIENNES (Extraits - traduction J. Chambon et H. Robillot)
Janvier 2030L’été de la fusée
A un moment donné c’était l’hiver en Ohio, avec ses portes fermées, ses fenêtres verrouillées, ses vitres masquées de givre, ses toits frangés de stalactites, les enfants qui skiaient sur les pentes, les ménagères engoncées dans leurs fourrures qui, tels de grands ours noirs, avançaient pesamment dans les rues verglacées.Puis une longue vague de chaleur balaya la petite ville. Un raz de marée d’air brûlant ; comme si on avait laissé ouvert un four de boulanger. La vibration de fournaise passa sur les pavillons, les buissons, les enfants. Les glaçons se détachèrent, se brisèrent, se mirent à fondre. Portes et fenêtres s’ouvrirent à la volée. Les enfants s’extirpèrent de leurs lainages. Les femmes se dépouillèrent de leurs défroques d’ours. La neige se liquéfia, révélant l’ancien vert des pelouses de l’été précédent.L’été de la fusée. On passa le mot dans les maisons grandes ouvertes. L’été de la fusée. La touffeur de désert modifiait les broderies du givre sur les fenêtres, effaçait l’œuvre d’art. Skis et luges devenaient soudain inutiles. La neige qui tombait du ciel froid sur la ville se transformait en pluie chaude avant de toucher le sol.L’été de la fusée. Les gens se penchaient hors de leurs vérandas ruisselantes pour contempler le ciel rougeoyant.Sur la rampe de lancement, la fusée crachait des nuages de flammes roses et une chaleur d’étuve. Dressée dans cette froide matinée d’hiver, elle donnait vie à l’été à chaque souffle de ses puissantes tuyères. La fusée commandait au climat, faisant régner un court moment l’été sur le pays.
Août 2030La nuit d’été
Dans les galeries de pierre, les gens formaient des groupes et des grappes qui se glissaient dans les ombres au milieu des collines bleues. Une douce clarté tombait des étoiles et des deux lunes luminescentes de Mars. Au-delà de l’amphithéâtre, dans de lointaines ténèbres, se nichaient de petites agglomérations et des villas ; des eaux argentées s’étalaient en nappes immobiles et les canaux scintillaient d’un horizon à l’autre. C’était un soir d’été dans toute la paix et la clémence de la planète Mars.Sur les canaux de vin vert se croisaient des bateaux aussi délicats que des fleurs de bronze. Au sein des longues demeures qui s’incurvaient interminablement, pareilles à des serpents au repos, à travers les collines, les amants paressaient en échangeant des chuchotis dans la fraîcheur nocturne des lits. Quelques enfants couraient encore dans les ruelles à la lueur des torches, brandissant des araignées d’or qui projetaient des entrelacs de fils. Ca et là se préparait un souper tardif sur des tables où de la lave portée au blanc argent bouillonnait en sifflant. Dans les amphithéâtres d’une centaine de villes situées sur la face nocturne de Mars, les Martiens à la peau brune et aux yeux pareils à des pièces d’or étaient calmement conviés à fixer leur attention sur des estrades où des musiciens faisaient flotter une musique sereine, tel un parfum de fleur, dans l’air paisible.Sur une estrade une femme chantait.Un frémissement parcourut l’assistance.Elle s’arrêta de chanter, porta une main à sa gorge, fit un signe de tête aux musiciens et ils reprirent le morceau. Et les musiciens de jouer et elle de chanter, et cette fois l’assistance soupira et se pencha en avant, quelques hommes se dressèrent sous le coup de la surprise, et un souffle glacé traversa l’amphithéâtre. Car c’était une chanson étrange et effrayante que chantait cette femme. Elle tenta d’empêcher les mots de franchir ses lèvres, mais ils étaient là :
La beauté marche avec elle, comme la nuitDes cieux qui sont voués au règne des étoiles ;Et le plus beau du noir et de tout ce qui luitDans sa personne entière et ses yeux se dévoile...
La chanteuse se fit un bâillon de ses mains, interdite.“ Qu’est-ce que c’est que ces paroles ? se demandaient les musiciens.- Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?- Qu’est-ce que c’est que cette langue ? ”Et quand ils se remirent à souffler dans leurs trompes dorées, l’étrange musique s’éleva pour planer au-dessus des spectateurs qui maintenant quittaient leurs sièges en parlant à voix haute.“ Qu’est-ce qui te prend ? se demandaient mutuellement les musiciens.- Quel air tu jouais ?- Et toi, qu’est-ce que tu joues ? ”La femme fondit en larmes et quitta la scène en courant. Le public déserta l’amphithéâtre. Et partout, dans toutes les villes de Mars, jetant le trouble, le même phénomène s’était produit. Une froidure de neige s’était emparé de l’atmosphère.Dans les ruelles enténébrées, sous les torches, les enfants chantaient :
Et quand elle arrivaIl n’y avait plus rien,Et son chien fit tintin !
“ Hé, les enfants ! criaient des voix. C’était quoi cette chanson ? Où l’avez-vous apprise ?- Elle nous est venue comme ça, d’un coup. C’est des mots qu’on ne comprend pas. ”Les portes claquaient. Les rues se vidaient. Au-dessus des collines bleues une étoile verte se leva.Sur toute la face nocturne de Mars les amants se réveillaient pour écouter leurs bien-aimées fredonner dans l’obscurité.“ Quel est donc cet air ? ”Et dans un millier de villas, au milieu de la nuit, des femmes se réveillaient en hurlant. Il fallait les calmer tandis que leur visage ruisselait de larmes. “ Là, là. Dors. Qu’est-ce qui ne va pas ? Un rêve ?- Quelque chose d’affreux va arriver demain matin.- Il ne peut rien arriver, tout va bien. ”Sanglot hystérique. “ Ca se rapproche, ça se rapproche de plus en plus !- Il ne peut rien nous arriver. Quelle idée ! Allons, dors. Dors. ”Tout était calme dans les petites heures du matin martien, aussi calme que les fraîches ténèbres d’un puits. Les étoiles brillaient dans les eaux des canaux ; les enfants étaient pelotonnés dans leur chambre et le bruit de leur respiration, les poings refermés sur leurs araignées d’or ; les amants étaient enlacés, les lunes couchées, les torches froides, les amphithéâtres de pierre déserts.Le silence ne fut rompu qu’à l’approche de l’aube par un veilleur de nuit qui, au loin, dans les sombres profondeurs d’une rue solitaire, fredonnait en marchant une étrange chanson...© Éric McComber