LA MOUSTACHE, d'après Maupassant

Par Dubruel


Lundi 30 juillet 1883,

Château de Grand-Croix.

Ma chère Elvire,

Nous regardons tomber la pluie !

Ce temps nous empêchant de sortir,

Nous jouons la comédie.

Ô ma chère, qu’elles sont bêtes

Ces pièces de salon actuelles

Où depuis cinquante ans on répète

Les mêmes plaisanteries

Forcées, lourdes, si peu naturelles,

Sans finesse et sans esprit.

Enfin, nous jouons une de ces comédies !

Comme nous ne sommes

Que deux femmes et un homme,

Hormis notre valet Jean Tourette,

Nous avons chargé mon mari

De remplir le rôle de la soubrette.

Nous avons bien ri !

Mais lui a dû se raser pour cela.

Ça le change ! Je ne le reconnais pas…

Ni le jour ni la nuit !

S’il ne laissait pas repousser sa moustache,

Je lui deviendrai infidèle

Tant il me déplait ainsi.

Un homme sans moustache

N’est plus un homme ; oui, ma belle !

La barbe donne souvent l’air négligé

Je ne l’aime pas beaucoup

Mais la moustache, elle, donne l’air viril.

Et elle est si utile…

Aux relations entre époux

Que je ne saurais les narrer sans danger

…Ni les remplacer !

Tant pis si tu ne comprends pas !

Ne te laisse jamais embrasser

Par une lèvre dont le poil est ras.

Elle ôte le poivre qu’ont les vrais baisers.

La caresse de l’homme rasé,

C’est un bout de parchemin qui mouille

…ou qui est sec. La moustache, elle, chatouille

Délicieusement.

C’est juste avant la bouche qu’on la sent.

Dans tout notre corps, elle fait passer

Un frisson charmant.

Elle nous fait pousser

Ce petit « ah ! »,… tu vois

Comme si on avait grand froid.

Oui, vraiment.

Un mari qui nous aime (je suis osée !)

Trouve les endroits où cacher ses baisers.

Eh bien, sans moustache, ces baisers-là

(Explique cela comme tu pourras)

Perdent de leur goût

Et beaucoup !

Ils sont même inconvenants.

La lèvre sans moustache est nue

Comme un corps sans vêtements.

Pas de vrais baisers sans moustache, vois-tu !

Et que d’aspects variés

Elles ont, ces moustaches : frisées,

Retournées, drues

Ou pointues.

Je rabâche,

Oui, mais je te le redis : vive la moustache !

Sur ce, je t’embrasse, ma chérie

Jeanne Bourry