La plupart des analyses stratégiques portant sur la sécurité euro-atlantiques reprennent la grande articulation (faut-il parler de pliure ?) sur le couplage (ou le découplage) transatlantique. Et la nouvelle stratégie américaine, rendue publique en janvier, incite il est vrai à s'interroger. Pourtant, je pense qu'il faut s'intéresser non pas à cette fracture transatlantique, mais aux fractures intra-européennes qui vont grandissant. C'est, je le crains, le vrai sujet stratégique de l'heure, que je susurre sotto voce depuis quelques mois, mais qui m'apparaît de façon de plus en plus urgente. Or, il ne s'agit plus seulement de questions techniques ou politiques, il s'agit de quelque chose de plus grave.
1/ La première fracture tient à la conception de la puissance. L’abstention européenne au moment de l’affaire de Libye a été de pair avec les dissensions entre alliés : en effet, l’initiative a été lancée par les trois puissances qui pratiquent encore une grammaire classique de la puissance, à savoir la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ceux-ci ont « suivi » (leading from behind) mais étaient d’accord sur l’opportunité et la méthode employée. L’abstention allemande, les réserves polonaises et turques ont révélé une autre césure, intra-européenne cette fois : entre ceux qui veulent encore « agir » et ceux qui s’y refusent. Au fond, la grande question du découplage transatlantique entre en résonance avec celle du découplage européen.
2/ La deuxième fracture est budgétaro-financière. Non content d’être en déflation militaire et en déflation stratégique, l’Europe est en déflation tout court. Cela induit des tensions profondes entre nations, par exemple entre nations riches et nations pauvres, et le retour à un vocabulaire qu’on croyait avoir disparu (aux « égoïstes ! » des uns répondent les « paresseux ! » des autres) ?
3/ Car voici la troisième fracture : si cela ne suffisait pas, on observe aussi à l’intérieur des nations le retour, ici ou là, de la question des nationalités et la remise en cause éventuelle du traité de Versailles. Autrement dit, l’équation traditionnelle « l’Europe c’est la paix » n’est plus aussi assurée. Elle était fondée sur la garantie américaine, sur le gel de la guerre froide, sur la mondialisation heureuse qui nous promettait la fin de l’histoire : bref sur l’Alliance.
4/ On ne voyait pas qu’il fallait surtout inverser l’équation et que la paix permettait l’Europe. La paix n’est pas obligatoirement donnée, et ce n’est pas parce qu’on la désire qu’elle demeure, ce n’est pas parce qu’on bannit le mot guerre, ce mot grossier et inconvenant, que sa réalité disparaît. Autrement dit encore, l’Europe devient le lieu d’une possible surprise stratégique qu’il faut envisager. Les errements yougoslaves nous ont appris que tout était possible.
Impensable, mais possible.
O. Kempf