Il est important d’être confronté dès le plus jeune âge à la langue étrangère. Plus l’apprentissage sera précoce, mieux ce sera pour l’enfant. À trois ans, l’enfant a toute la souplesse intellectuelle pour imiter, pour apprendre, pour se fondre dans la langue et la culture de l’autre. À la maternelle, il apprend la langue étrangère en chantant, en jouant, en réalisant des objets… sans effort. Sur le mode ludique. C’est un moment exceptionnel où l’enfant est disponible pour emmagasiner de nombreuses connaissances. Il répète les sons qu’il ne connaît pas dans sa langue. Il répète sans accent. Il le fait par plaisir.
Dans les pays qui proposent un apprentissage d’une langue étrangère dès la maternelle comme le Liban ou l’Égypte (écoles privées), l’Italie et la France dans certaines de leurs régions (Val d’Aoste, Alsace…), on a choisi l’option du bilinguisme. C’est-à-dire que les activités scolaires se font en général à parité dans la langue maternelle et dans la langue étrangère. La langue étrangère n’est donc pas apprise pour elle-même, mais elle est le vecteur d’enseignements disciplinaires. Elle a ainsi un sens. Elle permet l’accès à certaines connaissances.
Bien entendu, il ne suffit pas de commencer à apprendre la langue dès l’âge de trois ans. Il faut poursuivre cet apprentissage tout au long du cursus primaire. Si l’on veut que l’enfant soit réellement bilingue, il est nécessaire de lui proposer un enseignement dans sa langue et dans la langue étrangère durant toute sa scolarité primaire. Cette éducation bilingue ne représente pas de surcharge de travail pour l’enfant car on ne lui propose pas de cours supplémentaires par rapport à l’emploi du temps classique mais seulement des enseignements disciplinaires dans la langue étrangère. Certains pays ont choisi d’enseigner les disciplines littéraires en langue étrangère (écoles bilingues en Roumanie, en Allemagne…), d’autres les disciplines scientifiques (écoles bilingues au Vietnam, en Égypte, en Moldavie…), d’autres l’éducation physique (Seychelles) ou les disciplines artistiques…
Une seconde langue étrangère est rapidement introduite dans le cursus, en fin de primaire ou dès la première année du secondaire, ce qui fait que l’élève est trilingue à l’issue de son cursus.
Voici donc rapidement présentées les conditions idéales d’un enseignement bilingue. Rien à voir avec l’exposition homéopathique à la langue étrangère qui est proposé aux enfants du primaire en France. Dans ce cas, il ne s’agit pas bien sûr d’éducation bilingue. Je ne soulignerai pas ici la frilosité de notre politique en matière d’enseignement précoce des langues. Je l’ai fait en d’autres lieux. Je voudrais seulement insister sur les avantages cognitifs d’une véritable éducation bilingue.
Des avantages cognitifs
Le grand avantage lié à l’éducation bilingue est le fait, finement analysé par C. Hagège (1996), que le jeune enfant est capable d’entendre et de reproduire à l’identique les sons des autres langues inconnus de sa langue maternelle et qu’il n’en sera plus capable à l’âge de dix ans. L’enfant qui aura appris très tôt une langue étrangère n’aura donc pas d’accent.
Il faut signaler aussi que l’on entre plus facilement dans une langue étrangère lorsqu’on est tout petit et confiant et que l’on n’est pas encore inhibé par la crainte du brouillage de son image sociale ni affecté par une construction identitaire délicate, comme on peut l’être dès l’âge de la préadolescence, où l’on supporte plus difficilement la différence et le regard de l’autre que l’on imagine délibérément critique.
Si l’enfant apprend très tôt la langue étrangère dans le cadre d’une éducation bilingue, il n’aura donc pas d’accent et il ne connaîtra pas les blocages qui nuisent à l’apprentissage, mais il aura aussi des avantages certains sur le plan intellectuel et sur le plan de la personnalité.
De nombreuses études ont suggéré l’existence d’un avantage sur le plan intellectuel lié au développement de la bilingualité.
Par exemple, Peal et Lambert (1962) qui ont comparé, à Montréal, les résultats à des tests d’intelligence verbale et non verbale, d’enfants bilingues français-anglais et d’enfants monolingues, âgés de dix ans, ont constaté une certaine supériorité intellectuelle des bilingues qu’ils attribuent à une grande « flexibilité cognitive » résultant de l’habitude de passer d’un système de symboles à l’autre. Ces avantages cognitifs liés au développement bilingue se retrouvent au niveau des tâches créatives, des habiletés métalinguistiques et de la créativité verbale.
On a pu constater aussi que l’introduction d’une langue seconde à un âge précoce entraîne de meilleures performances en langue maternelle à condition que la compétence en langue maternelle soit déjà élevée au moment de l’exposition à la langue seconde (Cummins, 1979). De même, une comparaison entre des enfants bilingues franco-arabes et des enfants monolingues scolarisés dans une même école française et appartenant au même milieu socio-culturel a montré que les enfants bilingues avaient des résultats supérieurs en français et en mathématique (Groux, Porcher, 1998).
Ce dernier constat vient nuancer les conclusions de certains chercheurs comme Lambert (1977) qui pense que le rapport entre les statuts respectifs des deux langues du bilingue détermine l’évolution de la bilingualité. L’avantage cognitif lié au développement bilingue se retrouverait surtout chez les enfants d’une communauté dominante qui sont scolarisés dans une langue moins prestigieuse. C’est ce que l’on appelle le bilinguisme additif. La forme soustractive se retrouverait surtout chez les enfants de minorités ethnolinguistiques. Ce serait donc le rapport entre les statuts respectifs des deux langues qui déterminerait l’évolution de la bilingualité.
Cependant, et nous insistons sur ce point, les enfants bilingues, issus de l’immigration, qui ont la possibilité de pratiquer leurs deux langues dans le système scolaire, ont des résultats supérieurs à ceux de leurs collègues monolingues (pour qui le français est la seule langue d’enseignement) dans ces disciplines si valorisées que constituent le français et les mathématiques.
Tous les chercheurs qui se sont intéressés au bilinguisme ont reconnu la grande plasticité du cerveau jeune, capable d’acquérir de nouveaux mécanismes linguistiques, que l’adulte ne possède plus au même degré. Pour un cerveau jeune, l’acquisition de deux ou trois langues n’est pas plus difficile que celle d’une seule. Et il n’est pas nécessaire qu’il y ait traduction ou enseignement car la langue étrangère s’acquiert spontanément jusqu’à l’âge de six ou sept ans si l’enfant est immergé dans un milieu où l’on parle une autre langue que la langue maternelle, ou les deux langues. Le bilinguisme institutionnel peut représenter ce milieu favorable à l’apprentissage spontané et simultané de deux langues.
Enfin, il convient de souligner l’importance de l’apprentissage précoce des langues sur le plan de la personnalité. En effet, comment peut-on mieux éduquer l’enfant à l’altérité qu’en lui proposant un enseignement des langues étrangères dès son plus jeune âge ? En découvrant très tôt une autre langue et une autre culture, l’enfant va acquérir une ouverture intellectuelle et il aura de meilleures chances de comprendre les autres. Il aura aussi des éléments nouveaux pour réfléchir à une éthique qui tiendra compte des autres et qui privilégiera les valeurs d’harmonie et de concorde.
Les enjeux de l’apprentissage précoce
Les langues étrangères représentent aujourd’hui un atout important sur le plan humain mais aussi sur le plan social. On sait, pour avoir lu Bourdieu, et en particulier Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, qu’elles confèrent un pouvoir symbolique important à ceux qui les parlent. Le capital linguistique constitué par les compétences en langues étrangères apporte au locuteur un capital social incontestable, une reconnaissance sociale et un pouvoir symbolique fort. Les classes privilégiées l’ont d’ailleurs bien compris qui investissent sans compter dans les séjours linguistiques à l’étranger pour leurs enfants. Il est donc important de proposer à tous les enfants la possibilité de maîtriser, le plus tôt possible, des langues étrangères pour qu’ils puissent avoir une chance de s’intégrer à un monde en perpétuel changement et pour qu’ils puissent mieux le comprendre.
J’émets donc le souhait d’un enseignement bilingue pour tous dès la maternelle, à l’exemple de ce qui se fait depuis de nombreuses années au Luxembourg qui pratique même, dès le primaire, l’éducation trilingue (luxembourgeois, français, allemand) à laquelle il faut ajouter l’anglais dès le secondaire. Ce choix est intéressant parce qu’il montre une volonté de s’inscrire à la fois dans le patrimonial (luxembourgeois) et dans l’international (sans le limiter à l’anglais). On ne renonce pas à son identité, à ses spécificités culturelles, mais on se tourne aussi vers les autres.
On peut mettre en place cet enseignement dans d’autres pays. On peut le mettre en place en France. Si les responsables éducatifs sont convaincus de l’intérêt de former des enfants plurilingues et pluriculturels, des moyens financiers seront dégagés (une école bilingue coûte une fois et demie plus qu’une école monolingue), des formations d’enseignants seront mises en place. En ce sens, la mondialisation représente un formidable espoir pour le plurilinguisme et le pluriculturalisme.
Dominique Groux, IUFM de Versailles (France)
Article paru dans Le français dans le monde n°330, Novembre-Décembre 2003