Au sein de ce petit groupe, Edward Limonov se distingua à travers 44 chroniques écrites dans un style abrasif, grinçant et vitriolé, qui viennent d’être réunies sous le titre L’Excité dans le monde des fous tranquilles (Bartillat, 262 pages, 20 €).
Quoi que l’on pense de Limonov et de ses engagements, ce livre a valeur de document. D’abord parce que l’auteur traite de manière totalement iconoclaste – c'est-à-dire opposée à la doxa enthousiaste et béate du monde intellectuel d’alors – la chute du Communisme en URSS et dans toute l’Europe centrale. Ensuite parce que, faisant litière du politiquement correct qui sévissait déjà pour affadir le débat et museler les consciences, il n’hésita pas à s’attaquer aux « valeurs » et aux « idées » à la mode sur lesquelles il était de bon ton (et il l’est toujours) de faire consensus.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, évoluant, faute d’alternative, dans cet aquarium feutré que l’on appelle bienpensance, ces textes décoiffent. Les statues du Commandeur tombent les unes après les autres, qu’elles se nomment Soljenitsyne, Eltsine, Gorbatchev, Kafka (« ce petit mec d’assurance, ce chantre mille-pattes »), Proust (« cette vieille tante somnifère »), Hervé Guibert et Peter Handke dont l’entretien publié le 11 avril 1991 dans Libération est qualifié de « chef d’œuvre de foutaise et de débilité ».
Au chapitre des concepts et institutions quasi-unanimement respectés, figurent d’autres cibles : la démocratie occidentale (« Grand Reich démocratique du Millénaire [...] capable d’exterminer autant de vies humaines pour le "respect du droit international" »), l’OTAN, les Etats-Unis ou le droit d’ingérence, qui donne lieu à cette phrase assassine : « Le nouvel ordre mondial, c’est la violence ouverte, sans honte, de l’Occident contre les deux tiers du monde, contre leurs traditions, contre leur mode de vie, contre leur liberté. Le monde vit désormais sous la dictature humanitaire. »
Ainsi en est-il encore de « Terre d’Asile », où la société occidentale est comparée à un asile psychiatrique où les « bons malades, ceux qui aiment travailler dans le jardin de l’Asile ou confectionner des boites en carton, sont encouragés par l’Administration. Le malade idéal (autrement dit le citoyen modèle) n’est autre que celui qui cause le moins de souci possible à l’Administration ». Ce papier, après avoir dénoncé ce contrôle social aussi policé que policier (voir ici, surtout, une police de la pensée), se conclut par une phrase définitive : « une société sans conflit est une société morte ».
Et l’on découvre, au fil des pages, que bien des chroniques conservent une saisissante actualité, comme le prouve ce texte étonnant : « Désormais, aucun pays sur terre n'est plus épargné de leurs pattes, n'est plus à l'abri de leur "droit d'ingérence humanitaire". Le droit international, les souverainetés nationales, les règles de la diplomatie pouvant tous être bafoués par le petit caprice d’une personnalité quelconque, psychopathe ou hystérique reconnue, qui déclarera que tel ou tel pays ne respecte pas les règles humanitaires. N’importe quel Sarkozy, BHL, Kouchner peut librement inviter, depuis l’écran télé à l’invasion, au bombardement des cités, peuplées d’êtres humains présumés coupables… […] Chaque livre de Glucksmann ou de BHL est une crise d’hystérie, sans pensée ni raison. Ayant toujours tort dans leurs analyses et prévisions, ces "maîtres à penser" sont devenus logiquement des tricoteuses sinistres telles celles qui pendant la Révolution française hurlaient "A mort !" devant la guillotine : ils incitent les généreux à tuer. "Bombardez-les !" est la ligne préférée des tricoteuses humanitaires. » Ces mots furent écrits, non à l’occasion de la sortie au dernier festival de Cannes de ce chef d’œuvre d’autopromotion mégalomaniaque qu’est Le Serment de Tobrouk, mais en février 1993…
Illustration : "Une" de L'Idiot international.