La narratrice est une femme qui s’interdit toute grammaire de la féminité, comme si le sujet ne répondait plus à l’appel de son nom. Elle emploie un « on » impersonnel qui dit la perte, la rupture et l’arrachement que constitue l’avortement. Personne n’a commis de faute mais chacun porte le poids d’actes vécus dans l’illégalité et le silence des mots, et de transactions effectuées dans un secret qui, malgré tout, finira par dire son nom : c’est en tout cas le projet de cette chambre, pièce, lieu, ventre, cavité vide que ce triptyque cadre et déplace, depuis le corps creux du souvenir jusqu’à la parole d’une mémoire retrouvée.
La réminiscence se déploie en trois, puis quatre temps, celui de la chambre noire enfin accessible. Elle n’est lue dans aucune transparence ; l’évidence lui est impossible. Son support est un écran, une toile, une surface tout en plis qu’une mémoire anonyme déroule en tableaux qui conjuguent la fixité de l’image au mouvement des gestes, puis au repli d’un silence enfin murmuré. Triptyque en trois dimensions, œuvre d’art creusant le vide, qui ouvre sur le néant, et que la langue, pourtant, va peupler de figures fantomales et de sommeils inquiets. Une nouvelle Origine du monde ? Par le sexe advient la mort.
Le premier panneau relate les circonstances de l’attente, présente le boucher — celui qui s’enrichit d’un commerce illégal, cet « homme à la face sale » —, évoque l’acte pour lequel aucun terme n’est assez cru. Il s’agit d’une « commande » qui mène la cliente depuis un cabinet jusqu’à une clinique dans laquelle d’autres faiseuses d’ange finissent le travail commencé : endormir, accompagner, réveiller les corps visités par une vie cadavérique. Deuxième acte de cette tragédie muette : le réel s’ouvre explicitement à l’imaginaire, avec la description d’une image rêvée, fixe cette fois. Son titre « La femme encagée » évoque certaines fulgurances surréalistes : souvenir-écran, allégorie ou métaphore que condense le destin immobile d’une féminité condamnée au contact le plus froid qui soit, celui d’un dispositif qui contient, matière matrice stupéfiant la femme et la mère qu’elle aurait pu inventer. Le devenir-animal de la femme, interdite de maternité (par elle-même ou par la société, par la famille ou son partenaire, sa solitude ou son âge, son désir ou son présent), est emprisonné dans ce qu’il faut d’acier pour astreindre son corps à la seule contenance du vide : « La femme encagée ne peut devenir grosse. / Son enceinte de métal le lui interdit avec une puissance égale à celle même de la nature ». La troisième mise en images revisite l’une des scènes les plus représentées de l’histoire religieuse : l’annonciation. Dans le réel de la vie d’une femme, Marie devient le nom indicible de toutes celles à qui la vie exige de renoncer à la maternité. Il y a des passages qui ne peuvent voyager par le corps, des expériences que l’esprit obstrue, des annonces qui génèrent l’absence, et qui se diront dans une langue devant porter le manque : le désir de vie se consume, déplace les ombres, suspend le présent en une éternité glaçante. C’est l’histoire d’une passion simple qui se détourne du Christ et de l’humanité de sa mère, de la sexualité et de l’amour, de la chaleur et du partage. Passion — entendue comme souffrance — de la réalité la plus violente qui soit : celle de la mort qui s’introduit par le ventre, de ce fragment de vie — mesuré et mesurable — qui blesse indélébilement le corps qui l’a engendré, et qui, en un temps incertain, a dû s’en séparer. Une immense fatigue se dégage des dernières pages de cet écrit phylactère qui n’en finit pas de stupéfier, malgré les mots qui disent la loi du renoncement et la dissidence de la parole.
Cette épreuve n’a-t-elle pas figé la femme en enfant éternel, infans qui trouverait secrètement les mots que l’ange n’a justement pas annoncés ? Et qu’en est-il de l’homme, de l’ami, de l’amant, du père, du médecin ? Ce triptyque d’abord aveugle cadre les scènes, les découpe, les monte jusqu’au point de rencontre entre les vivants et les morts, la chair et l’esprit, la féminité et la neutralité angélique. La femme reste un enfant, l’enfant reste un rêve, et l’ange Gabriel promet la mort. La littérature témoigne qu’un rectangle de lumière éclaire pourtant les souvenirs les plus noirs. Rectangle lumineux que présentifie ce livre d’ombres : son format et sa légèreté en font un récit qu’une seule main peut tenir et protéger. Le lecteur traverse un conte macabre dont il ne sortira plus.
[Anne Malaprade]
Christiane Veschambre, Triptyque de la chambre secrète, La Porte, 2012.