Tata Milouda, une grande dame du slam

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Africultures


Décorée de la légion d’honneur et marraine du Festival Ramdamslam qui se tiendra à Mantes-la-Jolie jusqu’au 30 mai 2012, Milouda Chaqiq sera aussi à l’honneur lors du Festival lyonnais 6e Continent jusqu’au 2 juin prochain. La slameuse de 61 ans, rendue célèbre grâce à l’artiste Grand Corps Malade par qui elle fut rebaptisée “Tata Milouda”, nous invite chez elle le temps d’un après-midi.

Chaleureux et amical, le sourire accueillant de Milouda Chaqiq illumine l’entrée de son petit appartement située en plein cœur d’Epinay-sur-Seine (93). Thé menthe à la main, cette petite mamie aux yeux rieurs entame le récit de son histoire comme elle entamerait celui d’un conte de fée : “Tout d’un coup, je suis tombée amoureuse du slam et je crois bien que le slam est tombé amoureux de moi.”
Il ne s’agit pas d’un coup de foudre mais d’une histoire longue et passionnante : celle d’une vie, d’un exil, d’un rêve et d’une rencontre. “Je suis une artiste de la vie, confirme-t-elle. C’est elle qui m’a poussée à slamer, à ouvrir les portes qui me semblaient fermées. Ma vie et la souffrance que j’ai subie dans le passé ont fait de moi l’artiste que je suis aujourd’hui.”
Arrivée en France en 1989, sans papiers, seule, écumant différents boulots au noir, Milouda Chaqiq s’intéresse soudainement au slam, attirée par ce monde ou l’art et le partage se côtoient, le temps d’une scène. En 2009, deux ans après qu’elle ait écrit son premier texte, elle sera repérée au théâtre Gérard Philippe par Fabien Marsaud (Grand Corps Malade). “Je remercie mille fois Fabien pour ce qu’il a fait pour moi. Du jour au lendemain, je suis devenue la tata d’un grand nombre de personnes avec qui je partage ma vie et mon expérience. Je ne gagne pas grand-chose de ma passion mais je gagne l’amour des gens que je rencontre, et ça n’a pas de prix.”

“La chance n’est pas venue taper à ma porte, il a fallu que j’aille la chercher”


Originaire de Settat, une petite ville située à 57 km au sud de Casablanca, Milouda Chaqiq, n’était pas une femme heureuse. De là naîtra l’envie d’écrire et de témoigner : “Mon mari travaillait dans les chemins de fer à l’époque et gagnait l’équivalent de 100 euros aujourd’hui, raconte-t-elle. Il était violent. Il buvait et fumait énormément et passait son temps à courir les femmes, dépensant l’argent dont nous avions tant besoin mes six enfants et moi-même. Parce qu’il m’avait promis que cette maison nous appartiendrait à parts égales, j’avais fait don de tous mes bijoux, à l’exception un petit bracelet que j’ai précieusement gardé et qui m’a d’ailleurs servi pour payer mon passeport et partir en France. Aujourd’hui, la maison lui appartient. Je le savais, c’était écrit, mais je ne ferai rien pour la reprendre : ma vie est ici et le passé est derrière moi.”

Si sa volonté et sa combativité surprennent et font sourire aujourd’hui, Milouda avait pour habitude d’interloquer les habitants de son village. Première femme à obtenir un passeport et à quitter ses terres, elle fut aussi la première de son village à exiger une intervention chirurgicale pour l’empêcher d’avoir des enfants : “J’ai demandé que l’on me ligature les trompes. C’était très important pour moi et j’ai dû me battre pour ça. Six enfants et trois fausses couches, j’étais affaiblie et ne faisais même pas 40 kg. Je savais bien que j’allais me heurter aux regards des gens, à celui de ma famille et au refus de mon mari mais j’étais déterminée. Trop de femmes souffrent, subissent leurs vies et n’essaient pas de changer les choses. J’ai eu l’opportunité de venir en France pour travailler et aider ma famille, mais combien de femmes auraient fait pareil que moi à l’époque ? Faire une intervention pour éviter tout risque de grossesse, quitter sa famille et venir seule à Paris, avec 100 francs en poche et trois mots de Français, c’est une vraie aventure. Qui aurait dit que je deviendrai une artiste de slam ? Je le dis souvent aux femmes qui m’entourent ou à celle que je rencontre : la chance n’est pas venue taper à ma porte, il a fallu que j’aille la chercher.”

La liberté par le slam


C’est cette énergie et rage au ventre qu’elle transmet, en se rappelant toujours son statut passé de fille maintenue dans l’analphabétisme et le silence. Un moyen permanent de se surpasser. “Grâce au cours d’alphabétisation et grâce à la France, je suis devenue une autre femme, dit-elle fièrement. Je l’ai senti au plus profond de moi, et ce, dès les premiers instants. La patience est une chose très difficile. Il faut en vouloir et se battre pour s’en sortir. C’est dur, je le conçois. Mais pour gagner son combat avec la vie, il faut du courage. Lorsque j’ai atterri ici, j’avais déjà acquis une certaine liberté mais le sentiment d’inachevé persistait, j’en voulais plus. Chez nous les femmes maghrébines, il y a plusieurs niveaux de commandement de la femme. Le premier c’est le père, ensuite vient le frère, s’en suit le mari et pour finir, il y a les enfants. Voilà pourquoi dans mon spectacle je parle de cette liberté si difficile à acquérir. Après mon mari, j’ai senti le mécontentement de mes enfants lorsqu’ils m’ont vu faire du slam pour la première fois. Mais je ne me suis pas laissée abattre, loin de là, et maintenant, je suis fière de voir l’admiration qu’ils ont dans les yeux lorsqu’ils me voient sur scène”
Militante et féministe jusqu’au bout des ongles, Tata Milouda ne se sent pas seulement proche des femmes dont la vie familiale se brise, mais aussi de ceux qui vivent dans l’ombre, ceux que l’on n’entend pas. “J’aimerais que les femmes fassent comme moi, qu’elles se libèrent. Moi j’ai choisi le slam et certaines de mes camarades d’alphabétisation commencent à le faire aussi, discrètement, mais il existe plein d’autres moyens qui sont pourtant à la portée de tous. Je me sens aussi proche des sans-papiers, je l’ai moi-même été et je comprends ce qu’ils ressentent et j’en parle aussi, je suis là pour ça.”
Cette femme au parcours extraordinaire se fait la voix d’un monde sombre et difficile tout en illuminant par son sourire et ça gaieté. Pleine d’humilité, la grande dame du slam a récemment été décorée Chevalier des Arts et des Lettres et projette maintenant de faire un film et d’écrire une biographie. Alors que beaucoup rêve d’American Dream, Tata Milouda nous le prouve tous les jours : le rêve français existe aussi.

Pascaline Pommier