EspaceJeux-Poker a un an et demi

Publié le 05 juin 2012 par Alain Dubois

Samedi dernier, EspaceJeux a terminé sa 78 ième semaine complète d’opération. Limités aux rapports trimestriels et à de la documentation corporative témoignant bien de la culture du secret de Loto-Québec, les Québécois n’ont pas des données suffisantes pour évaluer adéquatement cette initiative gouvernementale. Au mieux, il est possible de colliger quelques statistiques à partir des informations données en situation de jeu. Pour y parvenir, il faut cependant être particulièrement bien équipé pour ce type de cueillette de données 24 heures sur 24, et encore, des pannes occasionnelles restent inévitables. Plus qu'un autre, un site étatique a la responsabilité de publier un bilan adéquat.
D’emblée, examinons la tendance mondiale du poker en ligne depuis juillet 2009. Ces données proviennent du Weekly Online Poker Traffic Update que le site pokerscout.com publie chaque semaine. On y obtient la fluctuation hebdomadaire du trafic mondial. En conservant à l’esprit que la publication des estimés varie un peu en précision d’une semaine à l’autre, voici néanmoins la figure qui en résulte si on en fait le cumul.

En mars 2010, le traffic avait augmenté de 30% par rapport à juillet 2009. Mais, ce gain était disparu en juillet 2010. La même courbe est observable l’année suivante jusqu’à la ligne rouge. Ce jour-là (15 avril 2011), les autorités américaines ont saisi les noms de domaine de PokerStars, Full Tilt Poker et du réseau Cereus. C’est ce qu’on appelle le Black Friday. Depuis, une perte permanente de 30% du marché reflète vraisemblablement le blocage imposé des joueurs américains qui n'utilisent pas de VPN. En février-mars 2012, la courbe de 2012 apparaît à son sommet. Et depuis, on assiste à une baisse continuelle.

Nous ne possédons pas de données spécifiquement pour EspaceJeux. Les données concernent plutôt le Canadian Poker Network (CPN) qui réunit les statistiques d’EspaceJeux (Québec = environ 85% du marché) et de PlayNow (Colombie-Britannique = environ 15%). Nous ne possédons pas non plus d’indice ACES pour le CPN. Il faut examiner plusieurs variables séparément.

Voici le nombre de mains complétées à chaque semaine. Ce nombre totalise l’ensemble des activités poker (tournois (payants ou gratuits), parties payantes (Cash games)). Les ronds jaunes indiquent les semaines lorsqu’une main crève-coeur a été gagnée. La taille des ronds est proportionnelle à la valeur de la main crève-cœur. En rouge, il s’agit de données manquantes imputées par la valeur intermédiaire. En ce sens, la pointe du 29 janvier 2012 (semaine 61) pourrait être un peu plus large, mais avec la même ampleur. Par la suite, on constate une nette tendance baissière.

Le nombre total de mains jouées englobe celles réalisées lors des tournois gratuits; ce qui peut fausser quelque peu l’évaluation de la rentabilité du CPN. Pour valider, il est possible d’examiner la croissance hebdomadaire de la main crève-coeur. Les tables de la main crève-cœur sont, de loin, les plus populaires des parties payantes (Cash Games). EspaceJeux y puise vraisemblablement la majeure partie des revenus du poker en ligne. Un montant de 50 cents est prélevé de la cagnotte à chaque main ayant vu la première ronde de mises (jusqu'au flop). Une partie de ce montant (35 cents) est ajoutée à la valeur de la main crève-cœur. La valeur du lot progressif peut être notée en temps réel.

Jusqu’à présent, la main crève-cœur a été gagnée 3 fois. Dans la figure suivante, pour chaque séquence, une ligne de couleur différente indique l’augmentation de la valeur du lot progressif à chaque semaine.

La ligne grise en arrière-plan établit, en proportion, la fluctuation de la température au Québec. En hiver, on descend facilement à moins 30 degrés et cela favorise beaucoup le poker en ligne. Au meilleur de l’été, on grimpe à près de 30 degrés, et là, il faut vraiment être maniaque de poker en ligne pour y consacrer du temps. La similitude des deux courbes est probablement une coïncidence car on peut difficilement expliquer le décalage de 4 mois entre les courbes.

Un autre moyen d’évaluer indirectement la rentabilité du CPN consiste à examiner les points d’expérience poker (PxP) utilisés pour s’inscrire à des tournois. Pour chaque 25 cents versés en commission, le joueur obtient un PxP. L’offre a varié dans le temps. Au total, huit types de tournois ont exigé la dépense de PxP comme droit d’entrée. Entre le 1 décembre 2010 et le 23 novembre 2011, le joueur ne pouvait pas dépenser ses PxP autrement qu’en s’inscrivant à ces tournois. Depuis, il est possible aux joueurs détenant au moins 1000 PxP de les échanger contre un crédit (dollar) par tranche de 100 PxP pouvant être utilisé pour s’inscrire à n’importe quel tournoi payant.

Le graphique suivant indique la fluctuation du nombre d’inscriptions à ces tournois. La ligne en rouge (PxP+ 1000) est spéciale car il s’agit d’un tournoi gratuit (0 PxP) auquel ont accès les joueurs ayant joué au moins 100 mains en argent durant le mois. Cette ligne permet de constater que la baisse des inscriptions aux autres tournois n’est pas vraiment expliquée par la possibilité d’échanger les PxP pour des crédits-dollars. À noter qu'il n'y a qu'un seul tournoi PxP+ 1000 par mois alors que les autres tournois actuels sont quotidiens.

Dans cet autre graphique, le nombre de PxP dépensés en inscription est cumulé pour chaque mois. Ce graphique témoigne davantage de la performance financière du CPN. Au-delà d’une fluctuation saisonnière vraisemblable, il ne semble pas y avoir eu une réelle progression au cours de l’année. Évidemment, on présume ici que les joueurs dépensent leurs PxP.

En ce qui concerne le nombre d’inscriptions aux tournois gratuits, on perçoit aussi une fluctuation saisonnière mais une ligne de base semble en croissance. En jaune, ce sont les inscriptions à l’occasion du tournoi d’inauguration (250k) et du tournoi de bienvenue (100k) lorsque PlayNow s’est joint au CPN (16 février 2011). Il s’agissait de deux événements spéciaux (précédés de tournois satellites pendant plusieurs semaines) en surplus des tournois gratuits quotidiens réguliers. Si une ligne de base augmente vraiment (en rouge), il n’y a pas un désintéressement général à l’égard du poker en ligne sur EspaceJeux. Il pourrait cependant y avoir une résistance à payer pour jouer.

Dans la mesure où le nombre d’inscriptions au tournoi des recrues reflète l’enrôlement de nouveaux joueurs, il est clair que ce recrutement a atteint une asymptote équivalant à une poignée de joueurs par semaine … et une poignée pourrait signifier moins que 10 ou 20 joueurs. Ici aussi, il faut présumer que les nouveaux joueurs de poker s'inscrivent à ce tournoi.

Deux mesures intéressantes de la capacité du CPN à endiguer la dépense sur les sites offshores se trouvent dans les données financières des tournois quotidiens à lots garantis (le $2500 et le $4000). Le revenu quotidien du tournoi $2500 GT R&A est affiché dans le graphique suivant. En bleu, on a l’indication que les inscriptions ont généré plus de revenu que le montant des lots garantis. En rouge, on a l’estimé du déficit que le CPN doit assumer. Ces estimés sont établis en fonction que, pour chaque joueur inscrit, il y a en moyenne 1,1 rachats et 0,6 super-ajout. À noter que les surplus sont entièrement redistribués aux joueurs alors que les déficits sont assumés par le CPN. En ce sens, pour EspaceJeux, les surplus ne compensent pas les déficits qui s’accumulent.

Les revenus du $2500 GT R&A apparaissent ainsi cycliques sans croissance à long terme. La fluctuation pourrait être saisonnière. Elle pourrait aussi être structurale. En effet, lorsque peu de joueurs s’inscrivent, le montant des lots garantis est supérieur au coût. Pour les joueurs, le taux de retour est supérieur à 100%. Si trop de joueurs s’inscrivent, ce taux descend en bas de 100%. La fluctuation pourrait alors s’expliquer par le désintéressement lorsqu’il y a trop d’inscrits et un regain d’intérêt lorsque la désertion est grande. Si tel est le cas, le $2500 GT intéresse uniquement un petit nombre d’habitués qui n’y trouvent pas un suffisamment grand nombre de joueurs occasionnels (perdants) pour que les réguliers y gagnent en même temps qu’EspaceJeux y gagne. C’est une voie sans issue qui empêche le développement de lots garantis vraiment compétitifs.

Du point de vue de l’endiguement de la dépense au jeu, cette situation est potentiellement catastrophique pour les contribuables québécois, car les joueurs réguliers qui tirent profit des déficits de ce tournoi peuvent investir leur plus-value dans la participation à des parties payantes dans des sites offshores ou pas très loin à Kahnawake où trois salons de poker apparaissent fort populaires. Pour les contribuables québécois, cela consiste à subventionner l’évasion fiscale.

Le graphique suivant indique les revenus du tournoi $4000 GT R&A où il apparaît néanmoins y avoir une légère tendance haussière.

Bref, la lune de miel entre les Québécois et EspaceJeux-Poker semble avoir été très courte. Un plafonnement a été atteint rapidement à un niveau où la rentabilité est plus que douteuse. Ce marché a été manifestement surestimé en 2009. La tendance mondiale à la baisse peut expliquer partiellement la décroissance actuelle. Mais, la décroissance sur le CPN a commencé un peu avant. De plus, le froid hivernal et la nouveauté d'EspaceJeux auraient dû éviter un déclin similaire à celui du marché mondial qui est plus ancien, donc plus saturé.

Finalement, il est impératif d’évaluer si les gros joueurs réguliers utilisent EspaceJeux pour capitaliser un bankroll ultérieurement dépensé offshore ou hors économie; ce qui constituerait un échec majeur de l’objectif d’endiguement.
Photo : Fir0002