Voix lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
...
Guillaume APOLLINAIRE
La Chanson du Mal-Aimé
dans Alcools
Paris, Gallimard, La Pléiade,
p. 58 de mon édition de 1965
Mardi dernier, amis visiteurs, quittant un instant Metchetchi pour monter en salle 24 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, j'ai consacré notre rendez-vous au rituel de purification d'un Égyptien décédé par, notamment, une libation de lait.
Si j'ai plus spécifiquement attiré votre attention sur deux stèles qui proposaient soit semblable scène, soit un texte hiéroglyphique qui la mentionnait ; si je vous ai montré que ce rite pouvait être adressé au Ka d'un défunt par lui-même ou par l'un ou l'autre de ses enfants, j'ai, souvenez-vous, terminé notre entretien en proposant de nous revoir ce matin aux fins de l'évoquer non plus concernant les particuliers mais, cette fois, le monde des dieux.
Permettez-moi tout de go de spécifier : je n'ai ici nulle intention d'être complet, nulle volonté de vous présenter un volumineux dossier iconographique sur le sujet ...
Vous comprendrez d'ailleurs probablement mieux mon propos quand vous saurez que c'est dans les temples que se déploient à l'envi ces scènes de libation divinepurification - qu'elle soit effectuée avec de l'eau, du vin ou du lait - ; et plus particulièrement dans ceux de la période gréco-romaine édifiés en Thébaïde aux derniers siècles de l'Histoire égyptienne, avant que l'ère chrétienne vienne tout bouleverser ; et enfin qu'à lui seul, le temple d'Edfou, par exemple, en propose quelque deux cent cinquante figurations sur le millier susceptible d'attirer votre regard, si tant est que vous visitiez tous les sanctuaires de cette époque-là.
Donc, point d'exhaustivité en la matière ! Et préférant ne choisir qu'un seul exemple, vous m'autoriserez celui de Philae, dédié à Isis, partant, en rapport direct avec la geste osirienne.
Ainsi, réinstallé depuis les années soixante sur l'île d'Agilkia pour échapper à l'inévitable engloutissement qu'eût entrainé l'érection du nouveau barrage d'Assouan, ce temple nous donne à voir, plus précisément sur les parois est et ouest du vestibule du sanctuaire d'Osiris, une scène qui, de part et d'autre répétée, figure Hâpy, génie "Nil", symbole de fécondité à propos duquel j'eus l'opportunité de vous entretenir au tout début de nos déambulations au Louvre, en août 2008.
D'un geste semblable à celui des déesses allaitant, il effectue une libation devant Osiris en pressant l'une de ses mammelles de manière à en extraire le liquide d'offrande.
(Merci à Martine d'avoir attiré mon attention sur ce
dessin d'Hélène Zacharias - (Fig. 144 a) - publié à la page 190 de l'ouvrage Philae, le domaine d'Isis, de Madeleine Peters-Destéract.)
Mais l'iconographie la plus intéressante pour étayer mon propos de ce matin se situe, toujours dans le temple de Philae, au niveau du portique que fit édifier l'empereur romain Hadrien
dont l'ouverture - qui ne procède évidemment pas du simple hasard - avait été prévue en direction de l'île toute proche de Biggeh.
Bien que fort endommagée, c'est vers la paroi latérale de droite, le mur nord en fait, que j'aimerais que se
portent aujourd'hui vos regards ; et tout d'abord vers la scène la plus "lisible"
où une Isis dotée d'une tête de vache verse d'un récipient désormais perdu suite aux déprédations du temps - ou des hommes -, une libation de ce lait purifiant, vivifiant, régénérateur au pied d'un bosquet sur lequel, comme au dessin précédent, trône, majestueux, hors norme, l'oiseau-âme (oiseau-ba, disent aussi les égyptologues) personnifiant Osiris.
D'offrande lactée au dieu, il est à nouveau question immédiatement après cette végétation figurée en léger relief, avec ce qu'il est convenu de nommer "Décret de l'Abaton".
Entre Isis, Nephthys, Rê et Amon, reconnaissables grâce aux couvre-chefs caractéristiques qui surmontent leurs visages aujourd'hui martelés, qui, à gauche, rendent hommage au dieu sur son buisson et, à droite, Thot auquel est attribuée la rédaction de ce texte, ont été gravées au IIème siècle de notre ère quelques colonnes de hiéroglyphes stipulant les divers développements du culte à rendre à Osiris, dépecé par son frère Seth et dont le tombeau, le saint des saints, l'Abaton, - l'inaccessible comme le définirent les Grecs dans leur langue -, avait été érigé sur l'île reliquaire de Biggeh, juste en face.
Et c'est à partir de ce document épigraphique que, selon notamment feue Madame Christiane Desroches Noblecourt, nous apprenons que, pour l'aider à renaître, tous les jours, les prêtres allaient verser des libations sur les 365 tables d'offrandes qui entouraient le tombeau du dieu sacrifié et, tous les dix jours, Isis traversait le bras du fleuve, porteuse d'une offrande de lait.
Comprenez que, quotidiennement, un prêtre était désigné pour se rendre de Philae à Biggeh et là, sur un autel, offrait une libation de lait ; et que chaque décade, un autre - puisque ces sacerdotes étaient les seules personnes habilitées à fouler le sol de cette île "sacrée" -, y amenait une représentation cultuelle d'Isis de manière qu'elle puisse offrir elle aussi du lait à son époux.
Au terme de notre entretien de ce matin, amis visiteurs, avant de nous fixer à nouveau rendez-vous pour le 12 juin prochain aux fins d'entr'ouvrir l'ultime porte parmi celles que, depuis le 8 mai, nous avons poussées les unes après les autres pour pénétrer dans l'univers du lait en Égypte antique, croisant ainsi les chemins du commun des mortels, d'abord, des dieux ensuite et, clôturant nos rencontres à venir tout ce mois de juin, des souverains du Double Pays, je voudrais grandement remercier Monsieur Guy Bessières, Président de l'Association égyptologique de Sainte-Estève, pour l'amabilité et la célérité avec lesquelles il a accepté que j'exporte de son site les trois clichés de Philae ci-dessus.
A mardi ...
(Cauville : 2011, 21 ; Desroches Noblecourt : 1991 ; Jonckheere : 1954, 144 ; Peters-Destéract :1997, 190)