écit à la première ou troisième personne ? La question se pose. Au-delà des adaptations de circonstance et des compromis, « je » et « il » ont des capacités, des valeurs différentes qui interviennent dans les choix d'écriture.
Quand je suis en mode « il », me vient une image dans ma tête. Un homme avec camera. Camera suspendue ou plantée à grande distance de son objet. En contre-plongée elle capte ce qu'elle vise avec froideur. Troisième personne. C'est le concentre du « il », pour moi.
La caméra est à l'épaule en mode « je ». Au plus près de son sujet, elle bouge avec lui, elle est tendue et égotiste comme lui. Première personne.
Deux paragraphes fictionnels pour illustrer la différence.
Il s'approche du lit et voit un gros chien allongé dessus. Cet animal a les yeux injectés de sang, braqués directement sur lui. Il gronde comme un moteur au ralenti et pourtant il va bien falloir lui arracher le collier bourré d’héroïne qu'il a autour du cou. Il fait un pas vers lui, son pied tremble et il se tord la cheville. Les babines de la bête sont remontées d'un coup. Il va hurler et s'enfuir au bout de la planète, mais il va surtout mouiller son pantalon. Non, Demostendine n'aura pas sa petite peau de petite frappe, il passera le cap, il lui ramènera sa dope et les oreilles du chien en prime !...
Je m'approche du lit et je vois un gros chien allongé dessus. Ce animal a les yeux injectés de sang, braqués directement sur moi. Il gronde comme un moteur au ralenti et pourtant je vais devoir lui arracher le collier bourré d’héroïne qu'il a autour du cou. Je fais un pas vers lui, mon pied tremble et je me tords la cheville. Les babines de la bête sont remontées d'un coup. Je vais hurler et m'enfuir au bout de la planète, mais je vais surtout mouiller mon pantalon. Non, Demostendine n'aura pas ma petite peau de petite frappe, je passerai le cap, je lui ramènerai sa dope et les oreilles du chien en prime !...
Première différence, la question de l'identité. Elle n'est pas résolu à la première personne. « Je » peut être un homme ou une femme.
Deuxième différence, dans le paragraphe à la troisième personne, « il » est-il le chien ou le héros ? L'incertitude provoque un léger malaise, même si le contexte donne les clés.
Il faut remarquer que ces différences d'identification, de proximité et de point de vue sont actives dans l'esprit du lecteur. Pour l'auteur, il n'y a pas de doute mais des choix.
« Je » se coule aisément dans la peau de n'importe quel lecteur qui enfourche la destinée du héros qu'il soit homme ou femme. Le récit à la première personne colle au lecteur, et inversement. Il y a quelque chose de la lettre là-dedans. Cette lettre, lieu par excellence où l'on se raconte, le récit à la première personne en prend la forme.
A la troisième personne, on le voit, il y a baisse d'intensité. La cape du héros ne sent plus la sueur et la peur. On recule face au danger. On sent le fauteuil qui nous accueille confortablement tandis que sur l'écran le chien vient de bondir et broie la gorge du malfrat qui ne peut même plus hurler.
C'est un point de vue dominant dans le roman, aujourd'hui encore. Il jette un glacis sur les choses, les habille d'une distance manifestant un contrat fondamental auteur/lecteur : vous goûtez cette tranche de vie, ne perdez jamais de vue qu'elle est fictionnelle (et n'allez pas regarder sous le lit s'il y a un vampire caché ou Lolita).
Rabelais, déjà, n'hésitait pas à employer « je ». A relire Gargantua, je m'aperçois qu'il le faisait non pas pour prendre une autre peau, mais garder, montrer la sienne en commentant son propre récit. « J'ai bien peur » se demandait-il, « que vous ne croyiez pas à cette étrange nativité »*. Eh bien, mon cher Rabelais, nous rions avec vous de cette farcesque naissance de Gargantua.
Ceci dit, Rabelais respecte déjà le code. Il réserve la fiction à la troisième personne et le « réel » à la première.
Si on entend coller placer son lecteur dans la tribune du VIP, le temps d'une petite escapade en train, on privilégiera « il ». Toute la beauté d'un parcours bien dégagé, large vue sur les mises en décors et impasse sur les boyaux du héros. On peut traiter son personnage quasiment comme un étranger et tenir uniquement comptabilité de ses actes, à la troisième personne. « Il » s'abstrait facilement des états d'âmes, des humeurs et autres saignements qui collent directement au réel.
Tenu à distance, l'auteur doit alors déployer tout son talent pour suggérer à son lecteur ce qu'il ne peut dévoiler à la troisième personne, pour se rapprocher de son sujet, le circonvenir avec retenue.
Il s'agira alors, peut-être, de trouver un artifice pour remettre « je » en selle, en déplaçant le point de vue narratif et en donnant la parole à un autre personnage. Lequel aura reçu des nouvelles – par exemple du malfrat, qui lui raconte à la première personne la même scène avec le chien, ou autre, à la première personne.
A l'époque de Koh-Lanta, on sait ce qu'émotion veut dire et « je » plonge avec délice dans les larmes et les tourments du personnage pour fouailler dans cette douleur, la disséquer avec force craquements et gros plans narratifs, le texte imitant l'image à plaisir. Débauche de moyens au service d'un maximum de percussion.
Si on aime les émotions fortes, on optera pour « je », en sachant qu'on s'interdit de reprendre la main, comme auteur, pour commenter l'histoire. Sauf en retissant le récit d'un autre point de vue, à la troisième personne, comme indiqué au paragraphe précédent.
Au-delà de ces oppositions entre « je » et « il », l'essentiel est de sentir la juste adéquation au projet d'écriture et le soutien que nous offre telle ou telle personne à cet endroit pour le faire ressentir au lecteur.
« Je » ou « il » sont des outils. Tout dépend de la tonalité des passages, du récit, du roman qu'on a la volonté de bâtir. Tonalité elle-même fonction de ce que place l'auteur au cœur des mots. Prenons, par exemple, un passage où un personnage se trouve confronté au renversement de ses entreprises ou espérances.
Pour l'un, l'ironie se déploiera dans l'auto-flagellation, l'affaissement intérieur de son héros ou sa corrosion par l'univers extérieur qu'il reçoit et perçoit mieux que quiconque. Personne ne saurait nous dénigrer mieux que nous-mêmes le faisons, car personne ne nous connaît mieux. Il optera pour la première personne.
Pour l'autre, l'ironie sera nécessairement liée avec une distance par rapport à son personnage, comme si le dénigrement ne pouvait provenir que d'un esprit qui ne peut être aveuglé par la flamme de l'ego et nécessitait de ce fait un regard éloigné, capable d'une cruelle lucidité. Il paraîtra juste à cet auteur d'utiliser la troisième personne.
Même dichotomie pour toute la gamme des émotions.
Intervient aussi dans l'usage des personnes l'habitude et les capacités de chaque écrivain. On se sent plus ou moins à l'aise pour écrire tel passage. La relecture dira si telle phrase, tel paragraphe sonne juste. Mieux vaut, je crois, écrire en utilisant la personne qui nous donne le plus d'aisance, quitte à reprendre un jour, un mois plus tard, le passage problématique. Le simple effet de l'écoulement du temps donne parfois un nouveau regard et rend souhaitable, possible, ce qui ne l'était pas auparavant.
En définitive, le mot de la fin, si fin il existe pour des questions qui reviennent se poser à chaque fois qu'on prend le stylo ou le clavier, elle reviendra à Antoine Volodine, que je me permets de détourner légèrement vers mes propres intérêts.
« Pour un narrateur […], de toute façon, il n'y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres... »**
* Gargantua François Rabelais Ed. Du Seuil p.89
**Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze Antoine Volodine Ed. Gallimard p. 19