Qu’est-ce qu’aimer ? Une phénoménologie de l’amour avec Jean-Luc Marion

Publié le 02 juin 2012 par Tchekfou @Vivien_hoch

L’académicien et phénoménologue Jean-Luc Marion a pris l’amour sous sa plume, bien qu’à vrai dire, ce ne soit plutôt l’amour qui l’ait d’abord pris sous son aile. Aile et plume : légèreté d’aimer. Mais extrême difficulté de le dire. L’amour sait dévoiler, sait se dévoiler, mais ne saurait se dévoiler sans difficultés dans le langage, qu’il soit philosophique ou théologique. La phénoménologie a permis à Jean-Luc Marion de renouveler l’approche philosophique et théologique de l’amour, en le faisant repartir de son origine : le fait même d’aimer. Ses Prolégomènes à la charité constituent un chef d’oeuvre de description de ce fait incroyable : celui d’aimer à la première personne. Enquête phénoménologique sur l’amour, inspirée de Jean-Luc Marion.

L’amour relève des états de conscience, intenses, mais « seulement » conscients. Les actes amoureux (le désir, la beauté de l’aimé, la jouissance de sa présence) sont des vécus immanents de la conscience, de fait « comme indifférents » à leur objet supposé. Le Phèdre, Racine en donne des exemples saississants. On aime non l’objet, mais l’ensemble de nos propres vécus de conscience, les vécus éprouvés par le moi. De même que pour la connaissance, où l’on ne connaît qu’à travers la manière dont on connaît – en conscience – on aime qu’à travers les vécus de ma conscience. À ceci près qu’il n’y a pas d’appropriation d’objet ds l’amour : l’aimé est un autre irréductible. L’aimé est un autre, et comme tel, irréductible. Au risque de le perdre comme autre, et de n’en faire qu’un alter ego, bien peu capable de rester objet d’amour. Il y a donc un paradoxe : ce que j’éprouve de l’autre relève de ma seule conscience. L’amour apparaît donc comme une illusion d’optique de la conscience qui n’y éprouve qu’elle seule. Ce que Jean-Luc Marion décrit comme « autisme amoureux », à la suite d’une lecture de quelques célèbres remarques de Pascal.

Pascal pose en effet cette question dans ses Pensées[1]. Elle mérite attention puisqu’elle a occupée de belles études et a monopolisé l’intérêt des phénoménologies contemporaines de l’amour. Ce que j’aime d’une personne, ce sont mes propres vécus de conscience. L’aimé est beau parce que et pour autant que je le vois beau. L’aimé est intelligent parce que et pour autant que je l’appréhende comme intelligent. Si disparaissent ces vécus de conscience ? Plus rien. On ne peux donc pas dire qu’on l’aime pour elle-même puisque les vécus de conscience qui permettent de l’identifier disparaissent (on ne saurait plus qui on aime). Ce serait un amour vide. Une intention non remplie.

Si donc l’amour s’identifie aux vécus de ma conscience, la seule modalité possible pour garder l’altérité, l’autre en tant qu’autre, c’est de n’aimer que soi – de n’aimer que la manière dont nous aimons, et elle seule. Quand j’éprouve de l’amour, je m’éprouve moi-même, mon propre vécu de conscience. « j’aime en moi », dit Jean-Luc Marion. C’est alors de l’auto-idolatrie. L’autre n’est que la somme de mes vécus, et la conscience n’est que la mesure réelle de ce flux de vécu. Tragique vie amoureuse, dans cette réalité autistique.

Et l’autre ? Mais j’aime l’autre quand même. C’est son individualité puisque c’est lui ; altérité identifiable, individualisée. Pourquoi? L’amour que j’éprouve pour lui suscite les vécus les plus puissants, riches et constants. Il comble la capacité d’éprouver ; les autres vécus deviennent disqualifiés, indifférents – un seul vous manque et tout est dépeuplé, dit le poète… Il s’individualise donc. Et par là prouve qu’il est bien autre, et bien indépendant de mes vécus de conscience. La deception amoureuse en est l’exemple typique : elle me touche certes au plus profond de mon être, elle me touche moi, mais elle ne provient pas de moi, mais d’un irréductible extérieur : l’aimé.

Une ouverture est alors possible. S’il est vrai que j’aime en moi l’autre, alors il faut s’aimer en l’autre. C’est alors un amour de soi décentré en l’autre. J’aime l’autre parce qu’il est aimable, et cette raison d’amabilité me renvoi à moi. Si elle s’impose à moi, la raison d’aimer l’aimé s’en trouve moins en moi qu’en lui. Alors on se rend compte que l’amour vient de l’aimé. On retourne à la source de l’amour : la donation de l’autre comme aimable.

Il faut donc une raison pour aimer, et cette raison ne vient pas de nous – bien que ce soit nous qui aimions. Cette raison nous dépasse, et pourtant elle est nôtre. Aimer comme soi-même. Mais c’est nous que nous aimons. Donc nous nous aimons en l’autre. Lorsqu’il s’est manifesté comme aimable…

Pour aller plus loin

Jean-Luc Marion, Prolégomènes à la charité, éd. La différence, 2007


[1] Blaise Pascal, Pensées, Br 323