Éric Bonnargent : Que représente Alain Bashung pour vous et avez-vous toujours été sensible à son univers ?
Claude Chambard : Alain Bashung, finalement, je l’ai longtemps écouté d’une oreille distraite. J’aimais beaucoup certaines chansons mais, somme toute, peu par rapport à sa discographie. Puis a paru Fantaisie militaire. Un ensemble cohérent, étonnant, une voix plus attachante que jamais car plus différente que jamais. À suivi le sommet, à mon avis, de son œuvre — osons le mot — L’imprudence. Inégalé, inégalable. Sombre & lumineux pourtant. Dépressif, mélancolique, ai-je entendu ? Sans doute mais ça tombe bien parce que la dépression, la mélancolie, sont ce qui nous maintient en vie le plus souvent. Vous avez raison de souligner que Le Jour où je suis mort se déroule aussi bien aux États-Unis que dans le Vercors, c’est ce que j’ai voulu & aussi qu’il soit difficile à dater — un élément de datation est tout de même présent dans certaines armes utilisées. Cette volonté — ce souci — me semble bien coller justement avec l’univers de Bashung qui n’était pas si moderne que l’on veut bien le croire. J’ai le sentiment que lui-même se moquait du temps & du lieu car les seuls qui lui importaient sont ceux de chaque chanson & c’est ce que j’ai voulu faire perdurer dans le texte en m’emparant du personnage de Samuel Hall, révolutionnaire irlandais du début du XIXe, personnage de nombres de chansons depuis — jusqu’à la sienne composé par le duo Olivier Cadiot, Rodolphe Burger —, & du roman de Jim Thompson Ici & maintenant — son premier d’ailleurs.Marie Cosnay : Je ne serai pas capable de dire à quel moment j’ai découvert Bashung. J’écoute peu de musique, très peu. Sans doute au moment de Osez Joséphine. À ce moment-là je ne suis pas encore extrêmement sensible. Mais très vite, par le biais de très proches, il s’approche. Ma sœur Isa l’aime comme elle aime Rimbaud. C’est ainsi que je vais y voir de plus près. C’est un petit monde, à chaque fois, que je découvre. Un petit monde avec des fils d’histoires à poursuivre. Où j’entre sur la pointe des pieds. Où je rentre clairement. Pour moi, ce sont des chansons qui appellent tellement la nouvelle, le prolongement ! C’est donc par ma sœur que je suis allée à Bashung, vraiment. Par une porte qui n’était pas exactement la mienne. Dans la nouvelle, j’ai voulu que cela soit entendu, un peu.Jérôme Lafargue : Je ne me considère pas du tout comme un fan ou un exégète de Bashung. Il m’a en revanche toujours intrigué, pour des raisons multiples : l’image que le personnage lui-même renvoyait, ses textes parfois plus qu’énigmatiques, son timbre de voix bien sûr. Il ne s’agissait donc pas de me lancer dans un exercice d’admiration, mais de tenter d’écrire à partir de cet univers à la croisée du décalé et du mainstream. Jouer aussi sur les représentations à l’œuvre autour de Bashung, s’en servir, les accepter comme telles avant de me les approprier. J’ai voulu faire cohabiter une certaine forme d’abandon et d’onirisme avec une vraie noirceur, comparable à la sueur âcre qui colle à la peau par temps de chaleur et d’angoisse.Éric Pessan : Bashung, je mentirais si je m’inventais une admiration de toujours. C’était quelqu’un du paysage, je connaissais quelques chansons, Gaby, à la radio, c’était drôle. Et puis, en 1991, j’ai vingt et un ans et c’est la claque avec l’album Osez Joséphine. Un disque terriblement charnel (Madame Rêve me fait encore rêver). C’est à ce moment que je deviens fan. J’achète les autres, et – en 1998 c’est Fantaisie Militaire. La rencontre avec Cadiot et Burger qui finit d’adouber Bashung dans les milieux arty. J’avoue que je me laisse porter par la mode. Je travaille dans une radio à l’époque, on passe le disque en boucle. C’est également l’époque où je découvre une certaine prose poétique, je viens de lire « Le colonel des Zouaves » (Kat Onoma, je suis fan depuis des années).Je ne lâcherai plus Bashung.Je le croiserai une seule fois, en définitive, lors de sa tournée d’adieux. Il est fatigué, c’est au Grand R, la scène nationale de la Roche-sur-Yon, il joue le soir et l’après-midi, je suis invité à participer à un marathon de lecture. Je le salue. J’assiste au concert, et je roule une heure – heureux – dans la nuit pour rentrer chez moi.
L’orchestration a-t-elle eu une influence sur votre écriture ou vous êtes-vous surtout inspiré des paroles de ses chansons ?
Claude Chambard : Oui, l’orchestration a eu de l’influence. Le beat de Samuel Hall est au centre du Jour où je suis mort. Mais aussi le climat général de L’Imprudence. J’ai travaillé avec Bashung en boucle pendant l’écriture. Pas spécialement Samuel Hall que je connais très intimement je crois, mais les trois derniers disques dans leur ensemble. Ainsi, il y a des ambiances qui viennent directement de ce que j’entendais & qui infléchissaient forcément le texte. Des mots aussi attrapés au vol qui se glissent entre deux autres — je ne sais plus lesquels. Je le voulais cet univers, je voulais le partager, partager ce que j’en entendais, ce que j’en extirpais, ce qu’il transformait dans mon approche du monde & de la littérature. Marie Cosnay : Des paroles, oui. Que j’ai eues sous les yeux pendant tout le temps de la rédaction. Que j’ai lues comme on lit celles d’un texte qu’on voudrait expliquer, donner à voir. Mais avant ça, Angora je l’ai écoutée en boucle pendant des jours et des jours. Pendant et après, aussi. Ce n’est pas une habitude chez moi d’écouter de la musique. Mais quand j’écoute, c’est comme ça. La mélodie est une chose trop importante pour être un simple accompagnement. Je crois que la mélodie (l’orchestration je ne sais pas, je crois ne pas avoir d’oreilles pour ça) m’a donné les pistes et envies narratives. Les rythmes. Les apparitions du fantôme du frère, par exemple.Jérôme Lafargue : Oui, l’orchestration a beaucoup compté. J’y fais d’ailleurs référence à une ou deux reprises. De façon générales, la musique que l’on écoute lorsqu’on écrit influence le ton, les angles, jusqu’à l’humeur. Bleu pétrole tournait pendant l’écriture de ma nouvelle, mais pas que. Des groupes de rock ont accompagné Bashung si ma mémoire est bonne !Éric Pessan : Justement, non. Je connaissais tellement les chansons, les mélodies, que j’ai décidé de ne travailler que d’après les paroles. Lorsque Claude Chambard m’a proposé de me joindre au projet, j’ai lu les paroles d’une cinquantaine de chansons, en tentant d’oublier les mélodies (j’avoue que j’écoute peu les paroles des chansons d’une manière générale, c’est toujours la musique qui me fait aimer ou non, je ne suis attentif qu’aux refrains ou aux leitmotivs appuyés). C’est la lecture in extenso des textes qui m’a fait apparaître les métaphores récurrentes sur l’eau.
Que pensez-vous de la manière dont vos trois autres camarades ont abordé l’univers de Bashung ?
Claude Chambard : Je pense que dans le plus grand secret Éric Pessan est une petite fille. Son texte est assez incroyable. Quand je l’ai reçu j’étais en transe, je me demandais réellement si un homme avait pu écrire ça — non je plaisante, bien sûr, le sexe est sans importance, il me semble, dans la littérature sauf à vouloir le mettre en avant socialement, sociologiquement, que sais-je… —, bref, j’étais devant un texte intime & j’entendais — je lisais — bien l’univers d’Alain Bashung. C’est, à mon sens, celui qui contient le mieux ce qui fait trembler quand on écoute Alain Bashung.Évidemment j’aime beaucoup celui de Marie, le plus complexe sans aucun doute & qui risque de poser problème à ceux qui aiment Bashung & s’attendent à ce que le texte colle très près à l’univers — aux lecteurs pressés aussi. Je ne puis que leur conseiller d’aller jusqu’au bout — ils comprendront — & de recommencer aussitôt, tout s’éclaircira & ils saisiront alors qu’ils ont partagé le temps de ces quelques pages l’affection de Marie pour Bashung & la juste distance qu’elle s’est imposée pour l’exprimer avec infiniment de pudeur.Le plus simple est, à mon, sens, parce que plus directement dans l’approche — l’accroche — frontale, celui de Jérôme Lafargue. Il parle de Bashung tout de suite, ce que je ne souhaitais pas quand j’ai passé la commande, c’était dit très clairement dans le texte d’intention. Mais il n’en a pas abusé & son texte est bashungnien sans aucun doute & sa fin est particulière, je laisse au lecteur le plaisir de découvrir qui du fils & du père est le plus rock’n’roll.Marie Cosnay : J’adore ! Retrouver ces chansons - que j’aime toutes, et l’univers de chacun des écrivains. Après, j’avais envie de recommencer, j’avais envie de faire une nouvelle Gaby,une Nage entre deux eaux, une Samuel Hall. J’avais hésité, d’ailleurs. Samuel Hall m’attirait. Mais Angora… Aujourd’hui, elle me paraît infiniment triste, cette chanson. Aujourd’hui, j’écrirai quelque chose d’autre, de très mélancolique. Jérôme Lafargue : J’ai le souvenir d’un entretien où Rodrigo Fresán expliquait qu’il préférait de loin boire des coups avec ses amis écrivains plutôt que de perdre du temps à batailler sur les textes de chacun, au risque de se brouiller avec eux ou à l’inverse de susciter des enthousiasmes ou des remerciements qui l’auraient effrayé. C’est un principe que j’ai fait mien, surtout après avoir connu quelques déboires en réveillant des susceptibilités... La seule chose que je puisse dire, c’est que je suis sincèrement heureux d’avoir fait ce coffret avec Marie, Claude et Éric, parce que nous avons des sensibilités différentes. La façon dont nous nous sommes emparés de Bashung est toujours singulière et inattendue, et ça me semble assez bien correspondre au bonhomme… Éric Pessan : Comme dans tout projet collectif, ce qui est bien c’est de lire ses camarades de jeu : les autres démarches sont toutes très éloignées de la mienne, et c’est ce qui est touchant dans cet exercice. Les autres textes empruntent des pistes passionnantes qui appartiennent surtout à leurs auteurs. Pour être lecteur des trois autres auteurs du coffret, je crois que c’est ce qui me parle le plus : retrouver – à travers Bashung – leurs propres univers.
Des Trains à travers la plaine. Claude Chambard, Marie Cosnay, Jérôme Lafargue et Éric Pessan. Éditions Atelier in8. 18 €
Entretien publié dans Le Magazine des Livres