Pourquoi (re)lire Michel Roux aujourd'hui ?
Retours sur la journée d'étude
« Lire et comprendre les Balkans »
et remarques à partir du travail de terrain (5)
Michel Roux, les Balkans
et l'Union européenne
La question des Etats post-communistes a également été abordée par la question de l'intégration européenne, notamment autour de l'intervention de Jean-François Drevet (géographe formé à l'ENS St-Cloud qui a travaillé sur la question de la gestion territoriale à la Commission européenne). Il a montré qu'à partir du travail de Michel Roux et d'autres géographes, on pouvait questionner l'utilité sociale et politique de la géographie (voir notamment la journée d'études A quoi sert la géographie ?, les actes de cette journée d'études dans le HS n°10 de la revue Tracés, et la vidéo de la conférence conclusive du géographe Michel Lussault lors de cette journée : « Ce que la géographie fait au(x) monde(s) ? »). Dans son intervention, Jean-François Drevet s'est interrogé : à quoi un géographe peut servir en termes d'organisations politiques ? Il a donc confronter savoirs universitaires et pratiques professionnelles, en soulignant l'apport de géographes de terrain tels que Michel Roux. Ce dernier avait été son professeur pour la question « URSS » posée à l'agrégation de géographie en 1969. On peut ici rappeler l'importance des questions de concours (CAPES/Agrégation, ENS) comme « photographies » d'un état de la géographie universitaire à un moment donné. En 1969, la question « URSS » était posé aux candidats. 40 ans plus tard, les candidats planchaient sur la question « Russie ». C'est aussi une photographie de l'espace politique qui nous est ainsi donnée à voir (voir notamment le compte-rendu du café géo « Un regard rétrospectif sur la géographie de l'URSS » animé par Marie-Claude Maurel et Michel Sivignon lors de l'édition 2010 du Festival international de géographie). L'évolution des savoirs géographiques n'est pas seulement dépendante de l'évolution de l'épistémologie de la discipline et de ses concepts, mais aussi des évolutions territoriales qui dessinent le monde et les espaces politiques.
Jean-François Drevet a rappelé que la géographie est peu présente dans la formation des fonctionnaires : pourtant, son expérience lui a montré combien elle est un outil pratique pour comprendre la politique régionale à la DATAR. Le cas de l'éclatement de la Yougoslavie est particulièrement emblématique de la nécessité de la géographie dans la réflexion et la pratique territoriales : la Yougoslavie s'est imposée aux hauts fonctionnaires. Mais les travaux universitaires sur cet espace étaient alors peu nombreux et peu accessibles. Pourtant, la Yougoslavie n'était pas une « grande inconnue » : la Communauté économique européenne (CEE) avait déjà un accord avec la Yougoslavie. Pour Jean-François Drevet, on aurait pu imaginer un processus de rapprochement, une candidature unitaire de la Yougoslavie. Son témoignage, ancré dans son expérience professionnelle croisant savoirs universitaires et besoins immédiats, a montré l'importance de la géographie de terrain, et la parfaite connaissance des réalités spatiales et sociales pour l'action politique. Michel Roux, en analysant l'effort de développement régional de laYougoslavie, a ainsi expliqué comment faire un transfert efficace des moyens de développement pour contrecarrer les inégalités sociospatiales. Comme d'autres intervenants (notamment Stéphane Rosière sur la question du Kosovo et des nettoyages ethniques), Jean-François Drevet a souligné combien ce que Michel Roux écrivait sur ce transfert efficace reste pertinent et d'actualité. Autre apport de Michel Roux : la question du nettoyage ethnique, qui est devenue une question aujourd'hui située à l'intérieur de l'Union européenne. L'UE est désormais confrontée à la réalité de nettoyages ethniques au sein même de ses frontières, et plus seulement en ses marges.
La question de l'Union européenne a été abordée à plusieurs échelles, et en posant des regards différents qui sont l'objet de représentations diversifiées : Jean-François Drevet a posé la question par le système d'adhésion des candidatures, c'est-à-dire des Balkans vus par l'Union européenne. La géographe Emmanuelle Boulineau a proposé un regard multiscalaire sur la question des macrorégions, avec l'exemple de la macrorégion danube, posant ainsi un regard sur l'Union européenne vue depuis les Balkans. Cet aller-retour entre les diverses échelles est fondamental pour comprendre l'ensemble des enjeux. Jean-François Drevet a ainsi présenté les implications multiscalaires des candidatures des pays balkaniques les unes vis-à-vis des autres (par exemple, les impacts du dossier turc sur les candidatures des pays post-yougoslaves et de l'Albanie) et la question des représentations. La Slovénie a intégré l'UE en 2004 : c'est un pays qui se revendique comme « pays alpin », qui se sent « débalkanisé ». Cette question se pose dans les découpages en aires régionales de l'Europe : l'expression « Balkans occidentaux » désigne ainsi les Etats issus de la décomposition de la Yougoslavie auxquels on retire la Slovénie (« pays alpin ») et on ajoute l'Albanie. D'ailleurs, si l'on revient sur la question de l'évolution des savoirs géographiques comme « photographie » du Monde, on peut noter que la Slovénie a progressivement été intégrée dans les études sur « l'Europe médiane » (question qui a été aux concours CAPES/Agrégation à partir de la session 1997-1998, période où la définition de l'Europe médiane intégrait l'Allemagne, l'Autriche, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Roumanie, et parfois les pays baltes). Pourtant, la Slovénie porte toujours un regard sur les questions post-yougoslaves (par exemple, par le long blocage de la candidature croate pour la question de la baie de Piran : voir l'article de Joseph Krulic, « Le problème de la délimitation des frontières slovéno-croates dans le golfe de Piran », Balkanologie, vol. VI, n°1-2, décembre 2002, pp. 69-73).
En juin 2011, les négocations de l'Union européenne se sont terminées avec la Croatie, depuis la ratification de l'adhésion a été signée, et l'intégration de la Croatie est prévue pour le 1er juillet 2013. La Macédoine, reconnue comme candidate officielle en décembre 2005 (soit dix ans après la signature des Accords de Dayton qui mirent fin aux guerres de Bosnie-Herzégovine et de Croatie), a signé son accord d'adhésion, en cours de ratification. Deux problèmes subsistent : le problème du toponyme de cet Etat issu de la décomposition de la Yougoslavie, en conflit avec la Grèce (on peut par exemple noter les multiples précautions prises pendant l'édition 2012 de l'Eurovision pour désigner cet Etat. L'Eurovision, comme par exemple les manifestations sportives, est une scène pour les rivalités géopolitiques : à ce propos, voir Jean-François Gleyze, « L'impact du voisinage géographique des pays dans l'attribution des votes au Concours Eurovision de la Chanson », Cybergéo, rubrique Systèmes, Modélisation Géostatistiques, article 515, 10 janvier 2011 ; Fabien Venon, « L'Eurovision et les frontières culturelles de l'Europe », Cybergéo, rubrique Débats, Europe et Culture, 23 janvier 2007 ; Pierre Sintès, « Les Balkans à l'Eurovision : gagner, une affaire de géopolitique », Le Courrier des Balkans, 23 mai 2012 ; dossier « L'Eurovision et les Balkans : petites alliances géopolitiques en musique », Le Courrier des Balkans, mis en ligne le 25 mai 2012) ; et la situation interne (problème des élections, violences intercommunautaires... Voir la page « Macédoine » sur le site du Courrier des Balkans, et notamment le dossier « Macédoine : l'engrenage de la violence et des provocations »). Jean-François Drevet a rappelé que le Monténégro a une stature internationale moins récente que celle de la Croatie ou de la Macédoine, puisqu'il a déjà existé comme royaume indépendant en 1910 avant de rejoindre la 1ère Yougoslavie (le royaume des Slovènes, des Croates et des Serbes) en 1918. Son adhésion ne pose pas de difficulté particulière, et il a été récemment reconnu comme candidat officiel à l'intégration dans l'UE. S'il n'y a pas de problèmes quant à son intégration future, le processus reste long car lourd en procédures (le Monténégro n'est indépendant que depuis 2006, suite à un référendum d'auto-détermination : voir Amaël Cattaruzza, « Comprendre le référendum d'autodétermination monténégrin de 2006 », Mappemonde, n°87, n°3/2007).
Pour la Serbie, l'arrestation de Radovan Karadzic le 21 juillet 2008 (voir sur le site Géographie de la ville en guerre le dossier documentaire : « L'arrestation de Karadzic : des documents pour comprendre ») puis Ratko Mladic le 26 mai 2011 (voir le dossier « Ratko Mladic, fin de cavale » sur le site BHinfo) ont fait penser que le dossier serbe quant au processus d'intégration dans l'UE était résolu. Néanmoins, la question de la non-reconnaissance du Kosovo reste un problème majeur aujourd'hui, puisque l'un des critères pour l'adhésion est de disposer d'une structure étatique souveraine qui fonctionne depuis des décennies. Le dossier serbe est, pour Jean-François Drevet, aujourd'hui l'étape la plus difficile dans les Balkans, puisqu'il pose la question de la reconnaissance des frontières issues de la décomposition de la Yougoslavie et de la dispute territoriale qui perdure avec le Kosovo. Depuis cette journée d'étude, la Serbie a été reconnue officiellement comme candidate à l'Union européenne le 1er mars 2012 (voir le dossier « Intégration européenne : la Serbie obtient le statut de candidat » sur le site du Courrier des Balkans). La Bosnie-Herzégovine pose plusieurs problèmes : celui des crises politiques successives (voir le dossier « Bosnie-Herzégovine : un pays toujours bloqué » du Courrier des Balkans), et celui du protectorat caché qu'est aujourd'hui l'Etat de Bosnie-Herzégovine, administré par le Haut-Représentant des Nations unies pour la Bosnie-Herzégovine (ce qui remet inconditionnellement en cause l'existence d'un Etat souverain). Quant au Kosovo, c'est une question divisant l'Union européenne, puisque 5 des 27 membres n'ont pas reconnu son indépendance (ce qui ne peut en faire un Etat candidat !) : Chypre, l'Espagne, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie (voir, sur ce blog, les billets « L'indépendance du Kosovo : positions serbes, macédoniennes et monténégrines » du 10 octobre 2008, « Le Kosovo vu par... » du 24 mars 2009, « Kosovars ou Kosoviens ? Nommer les lieux, nommer les peuples » du 22 septembre 2009, « Kosovo : vers de nouvelles fragmentations territoriales ? » du 8 septembre 2010, et le dossier documentaire « L'indépendance du Kosovo (17 février 2008) : des documents pour comprendre » sur le site Géographie de la ville en guerre).
Jean-François Drevet a ainsi montré que la thèse de géographie de Michel Roux sur les Albanais de Yougoslavie est un élément d'actualité et même d'anticipation sur ces questions brûlantes. C'est même un « instrument » qui n'est pas prêt de se dévaloriser ! Cette thèse lui paraît (et on le rejoint totalement) remarquable par la qualité de l'analyse (avec des éléments particulièrement originaux comme le décryptage de la littérature, devenue l'un des enjeux de la « folklorisation » des identités, de la politicisation de la différenciation intercommunautaire, voire intracommunautaire : voir l'ouvrage récemment traduit en français d'Ivan Colovic : Le Bordel des guerres. Folklore, politique et guerre, Editions Non Lieu, collection la Petite Bibliothèque du Courrier des Balkans, Paris, 2009) et par son objectivité.
La géographe Emmanuelle Boulineau est également intervenue sur la question de retrouver les Balkans par la perspective européenne. Elle a présenté l'un des ouvrages de Michel Roux : Frontières, territoires et échanges dans les Balkans dans la perspective de l'intégration européenne (Presses de l'Université Paul Valéry, Montpellier, 1997). L'hypothèse de cet ouvrage : la crise politique dans les années 1990 ne détruit pas les possibilités d'intégration, mais les retardent. Emmanuelle Boulineau a décrit la démarche de Michel Roux dans cet ouvrage comme celle d'une « prospective extrême », démarche qui reste aujourd'hui d'une grande actualité. Dans son intervention, Emmanuelle Boulineau s'est donc demandé comment utiliser aujourd'hui la géographie telle que la pratiquait Michel Roux pour se confronter aux réalités actuelles (terminant ainsi la première demi-journée sur une introduction aux interventions de l'après-midi pour lesquelles les organisateurs avaient demandé une réflexion sur l'impact du travail de Michel Roux dans les travaux sur la géographie des Balkans menés actuellement : voir le prochain billet « Michel Roux dans la géographie aujourd'hui »), notamment par le prisme des macro-régions.