Les deux livres se font écho, pas seulement par leurs titres et leurs dates de publication : ils sont profondément jossiens. Le premier paragraphe de Retour à Nantes me fait vraiment penser à cet accord initial que peut plaquer un guitariste de rock ou un pianiste de jazz pour lancer le morceau et dire qu’il est chez lui, avec nous, dans sa musique. « L’après-midi s’étire et s’apprête à glisser ses heures ternes dans la pénombre d’un soir de bruine. C’est un jour lent, presque ordinaire, un jour sans relief apparent qui s’achève. Le ciel s’affaisse simplement un peu plus que d’habitude, roulant sa grisaille lourde au-dessus des champs, des rivières et des hameaux traversés, comme s’il voulait signaler à ceux qui s’activent à ras de terre l’arrivée d’un novembre fidèle à ses principes de deuil pour tous. » (p.2)
Tout est comme posé d’entrée : affairement aussi vain qu’obligé des hommes dans une lumière indécise, et le deuil, l’effacement, au bout. A Nantes, la ville est là, précise, avec ses noms de rues ou de cafés ou de cimetières. Les êtres sont là, observés de façon aigüe autant que brève, ainsi pour ce chien d’un SDF croisé et fixé comme la « dernière image du jour » : « Là, un chien beige et borgne, portant un bandana rouge (avec en motif blanc une tête de mort et deux sabres croisés), s’ébroue en ne lâchant pas le bout de branche qu’il tient dans la gueule. » (p.21) Josse ne décrit pas vraiment, mais il fixe un détail qui impose l’image : ici, par exemple, on ne saura ni la race ni la couleur du chien, mais tout sur le bandana. C’est un peu comme si le regard ne cessait de s’arrêter et de flotter, en même temps. D’où cette impression de vérité, au lieu d’un réalisme construit à la Zola. On est dans la ville, mais on ne s’arrête pas, on « déambule », on « zigzague » : ces deux mots sont fréquents dans les deux livres, autant que « flâner ». Mais il ne faudrait pas prendre ce dernier terme comme une vacance, une dissipation : c’est une flânerie aux aguets, comme si Josse était toujours en repérage du lieu, dans l’attente des fantômes. Cette façon de voir, comme à travers le réel, n’est pas particulière à ces livres, mais à Josse lui-même : tout lieu est possiblement hanté. « Ici comme ailleurs des disparus s’arrangent pour s’immiscer dans les méandres du présent. » (p.18)
A Nantes, ce sont le plus souvent des figures d’écrivains qui apparaissent : Gracq, Vaché, Breton, Cadou, Manoll, Biga, Marc Le Gros, Edith Azam, Joël Bastard, Marc Elder… A Rennes également : Kundéra, Descartes, Kérouac, Pirotte, Bergounioux, Giorno, Perros, Dugué, Pennequin, Landrein, Béothy… On le voit, les anciens côtoient les modernes, les morts les vivants, les connus les méconnus… dans une sorte de longue sarabande en mémoire et en ville : « histoires d’ombres qui se croisent » (p.24), « légers frottements d’ombres »(p.25), qui « ont plus à voir avec un passé ancré en moi qu’avec le décor extérieur lui-même. » (p.29) C’est ce qui touche peut-être plus dans Rennes que dans Nantes ; en tout cas, c’est ce qui distingue les deux villes. A Nantes, Josse est un passant-passeur, un flâneur désireux de croiser « quelques ombres fragiles » (p.6). A Rennes, il est chez lui ; il a habité et habite encore la ville. Cela fait lever d’autres souvenirs, personnels et non plus littéraires. Ainsi pour sa première entrée au tri postal avec les brimades du « Chef (qui n’était, en réalité, qu’un sous-chef) » (p.10). Ou bien l’évocation de la « rue de Suisse » envahie par les grévistes de STMicro durant de longues semaines, « il y a quelques années » (p.27-28). Ou bien encore des personnages familiers comme Monsieur Victor : « Ex-cheminot, il est penché au-dessus du pont de la rue de l’Alma. Il vient là tous les jours. Il scrute les rails, heureux de partir sans partir » (p.37).
Finalement, si la ville, Rennes ou Nantes, est bien au cœur de ces deux livres, c’est comme un théâtre d’ombres. Elle importe moins que les gens, les humains : ils y sont passés, y passent, passeront, mais ce sont eux qui importent, bien plus que toute richesse architecturale, muséale, touristique…
C’est bien cette « mémoire en écharpe » qu’écrit Josse au fil des livres, et dans une certaine urgence. « Je sais qu’un jour prochain, l’amnésie va gagner et tout effacer. Il me reste un peu de temps. » (p.37) Assez pour continuer de fixer ces « souvenirs plus vifs que d’autres qui affleurent. Assemblés, ils forment une grille d’émotions très personnelle en remettant en lumière une date, une présence, une rencontre… » (p.29) Jacques Josse, archiviste du vivant.
[Antoine Emaz ]
Jacques Josse – Retour à Nantes
Editions de la Maison de la Poésie de Nantes – Collection Chantiers navals
24 pages – 5 €
Jacques Josse – Terminus Rennes
Editions Apogée – dessins de Maya Mémin – 60 pages – 9,50€