- C’est vrai que j’ai toujours eu en horreur les militants politiques, parce que les militants politiques, c’est ce que nous appelons, nous, les « militants tristes ». Ce sont ceux qui disent tout le temps que vous n’êtes pas comme il faut être, que le monde doit être comme ci ou comme ça. En général, ce sont les mêmes mecs qui n’aiment pas aller danser. Le militant politique est ce que nous appelons un « maître libérateur », qui dit comment il faut faire.
- La vie se développe et les militants politiques ne font aucune confiance à la vie. Ils pensent que la vie se développe, mais ouh là là, il faut que quelqu’un l’ordonne !
- [...] qui n’ordonnent pas du tout leur vie en fonction de l’argent. Cela, c’est la nouvelle radicalité, c’est cette émergence d’une sociabilité nouvelle qui, tantôt, a des modes d’organisation plus ou moins classiques, tantôt non.
- je suis convaincu que, sans transformation par la capillarité comme vous dites très bien, par les « micro-pouvoirs », comme disait Foucault - les micro-pouvoirs, c’est cette capillarité -, sans cette transformation, il n’y aura jamais de transformation de notre société. C’est-à-dire que, si les gens ne peuvent pas désirer autrement que dans le capitalisme, si les gens ne peuvent pas imaginer leur bonheur au quotidien autrement que capitalistiquement, il n’y aura pas de bons sauveurs. Nous ne pouvons pas dire aux gens : « Le capitalisme va faire péter la planète. » Pourquoi ? C’est une vérité, mais tout le monde s’en fiche.
- Savoir que le monde est un désastre, aller dire aux gens « Oyez, oyez : le monde est un désastre ! » ne sert à rien. La seule chose qui serve, c’est de développer des pratiques, des micro-pratiques, concrètes et en réseau de modes de vie différents, parce que dire aux gens « le capitalisme est mauvais » ne suffit pas. Il faut qu’il y ait quelque chose de désirable, de positif pour le dépasser.
- C’est-à-dire qu’il faut nous changer nous. Nous changer nous, non pas individuellement en faisant du zèle, nous changer nous dans des pratiques multiples associatives.
- On se définit comme militant chercheur pour l’opposer au militant, comme ça, qui croit qu’avec de la bonne volonté, il va changer le monde. Quand on doit percer une fenêtre dans sa maison, on appelle le copain architecte, la mairie, on prend des mesures et on calcule. Si quelqu’un veut changer le monde, il croit qu’il suffit de décider et « il n’y a qu’à ». C’est ça le problème. Les gens sont très velléitaires par rapport au désir de justice. [...] il y a un vrai problème dans cette affaire. Changer le monde, mais changer pour quoi ? Ce n’est pas parce qu’on veut changer que ce qu’on propose, c’est bien.
- Maintenant, il faut essayer de faire que ce désir de justice, de changement, ne soit pas un truc caractériel, adolescent. Sur le mode : « Changez-moi ce monde ! » Mais pourquoi changer le monde ? Contrairement aux militants classiques, je pense que les choses qui existent ont une raison d’être, aussi moches soient elles, et que, pour les changer, c’est quand même compliqué. Rien n’existe par accident et tout à coup, nous, malins comme nous sommes, nous nous disons qu’il n’y a vraiment qu’à décider de changer. Les militants n’aiment pas cette difficulté ; ils aiment se fâcher avec le monde et attendre ce qui va le changer.
- Nous croyons qu’il y a un non-savoir très grand dans notre société, qui est rempli par l’information, ce qui trompe le monde. Les gens sont très informés, mais l’information n’est pas un savoir. Au contraire, l’information écrase les gens sous sa masse, elle reste comme un spectacle effrayant, elle nous plonge dans l’impuissance. [...] C’est toujours très surprenant : la plupart des gens ont un tas d’informations sur leurs vies, mais « savoir », ça veut dire, en termes philosophiques, « connaître par les causes », et donc pouvoir modifier le cours des choses.
- Oui, l’anti-utilitarisme est fondamental. Parce que la vie ne sert à rien. Parce qu’aimer ne sert à rien, parce que rien ne sert à rien. Penser en termes utilitaires, c’est de toute évidence être plus fou que mon patient. Puisque mon patient, lui, il a compris, quand même. Les amis, les gens comme ça, ils sont en train d’attendre que le Parti se réorganise bien, ou que surgisse un autre parti qui ait la bonne parole. Nous, nous disons : « Mais non, ce qu’il faut, c’est avoir la patience de l’orfèvre, de l’artisan, et construire des savoirs à la base et ne pas attendre de maître libérateur. »
- Nous nous opposons au fait d’articuler des luttes. C’est toujours la position du pouvoir, et peu importe si c’est un pouvoir au nom du bien ; c’est le point de vue du mirador, c’est-à-dire que moi, je suis là et je me dis : « Ah tiens ce que fait tel groupe, ça m’intéresse, moi », alors on articule les groupes entre eux, on fait des coordinations, des réseaux, etc. [...] En échange, ce que nous opposons à cela, ce sont les réunions par affinités électives. Des groupes qui, en pratique, font des choses ensemble. Le réseau dans lequel on peut se développer, c’est un réseau dans lequel les gens font concrètement des choses ensemble à un moment donné, sans articulation ni programmée ni programmatique. Nous opposons l’union sur des projets concrets à l’union sur des programmes.
- on croit que ce qui s’oppose à l’individu, c’est la masse. Or ce n’est pas vrai : on devrait même parler d’« individu-masse ». [...] Ce que j’oppose à l’individu, c’est la personne, au sens où chacun de nous est intimement lié au destin des autres : ma liberté ne finit pas où commence la vôtre, mais existe sous condition de la vôtre.
- il faut obtenir une position de contre-pouvoir pour potentialiser ces luttes.
- Dans l’Antiquité, la philosophie, ce n’était pas connaître, c’était vivre, vivre philosophiquement. Aujourd’hui, il me semble que l’enjeu n’est pas de connaître les théories alternatives, mais de vivre alternativement.
- la méfiance qui existe dans ce pays envers les intellectuels vient du fait qu’ils parlent différent pour vivre pareil. [...] Paradoxalement, cette non-séparation me semble beaucoup plus saine. C’est très éthique : ce que je dis, je le vis.
- La liberté est toujours auto-affirmation, jamais réponse à l’ennemi. Ce sont les pattes courtes de l’anti-fascisme qui laissent l’initiative aux fascistes. On est anti-fasciste de surcroît : ce n’est pas en contestant l’ennemi qu’on va trouver sa voie. [...] ça ne suffit pas d’être contre les méchants pour être gentil. Après tout, Staline était contre Hitler !
Source : Périphéries