Le professeur de littérature anglaise Kushami recueille bien malgré lui un jeune chat abandonné. L’animal sans nom, son nouveau maître ne se souciant guère de le nommer, va devenir le témoin et chroniqueur de la maisonnée où vivent aussi la femme et les trois petites filles du professeur, ainsi que leur bonne.
Sôseki utilise un procédé narratif ayant fait ses preuves chez d’autres écrivains avant lui, comme par exemple Montesquieu dans ses Lettres Persanes, prendre l’œil complètement neuf et innocent du personnage principal, pour décrire et commenter. L’écrivain qui ne manquait pas d’humour se sert ici d’un chat, ce qui renforce le procédé puisque le fait que ce soit un animal qui commente la vie des hommes renverse les rôles. Cette astuce permet à Sôseki de décrire son pays, le Japon d’alors, d’un œil critique et emprunt d’une fausse naïveté.
Il faut dire que l’écrivain vécut quasiment en même temps que l’ère Meiji qui s’étend de 1868 à 1912 et qui symbolise la fin de la politique d'isolement volontaire et le début de la politique de modernisation du Japon. Epoque durant laquelle, Edo devint Tokyo. La modernité induite par cette nouvelle période historique ouvrait des perspectives mais prêtait le flanc à la critique de la part des anciens, comme toujours et partout dans ce genre de situation.
Le professeur Kushami est de ceux-là, et à mesure qu’on avance dans le roman, des personnages tous plus caricaturaux les uns que les autres défilent chez l’homme de lettre, ce qui est une belle occasion de dépeindre la société japonaise en pleine mutation. L’ouvrage s’apparente alors plus à un essai, qu’à un roman ; essai qui aborderait de nombreux sujets et thèmes, comme la fin annoncée du mariage ou la progression inévitable des suicides, au fil des digressions dans lesquelles se lancent les visiteurs venant s’entretenir avec le professeur.
Sosêki, derrière le masque peu dissimulateur du professeur Kushami, développe son mépris pour le monde de l’argent et des affaires où s’engage son pays ainsi que l’activité fébrile qui déjà perce et trahit l’occidentalisation qui s’avance lentement. Par contre, certaines réflexions sur le rôle de la femme sont moins acceptables de nos jours.
Quant au chat, bien qu’anonyme, il ne manque pas de personnalité pour autant. Il adopte vite le statut social de son maître ce qui lui confère une sorte de snobisme et des connaissances dépassant largement ce qu’on est en droit d’attendre d’un animal, même de compagnie. Doté d’un certain bon sens, il n’hésite pas à juger les autres (« Je sais depuis longtemps que mon maître est un égoïste à l’esprit étroit ») comme lui-même (« le fait que j’ai évolué jusqu’à me considérer comme un membre du monde des hommes indique où est mon avenir »).
Un livre très intéressant pour son humour sous-jacent et ses descriptions de la vie et des mœurs japonaises de l’époque mais qui parfois s’étire dans de trop longues digressions qui savent aussi être ennuyeuses.
« - De nos jours, tout le monde passe son temps à chercher son intérêt tout en évitant ce qui est à son détriment ; il faut donc posséder une forte conscience de soi-même, à l’égal des détectives et des voleurs. L’homme d’aujourd’hui passe ses journées à s’agiter en tous sens et à faire ses petites besognes secrètes, et il ne s’arrête que dans la tombe. C’est la malédiction de la civilisation. C’est on ne peut plus stupide. (…) – Jadis, on enseignait aux gens à s’oublier, mais aujourd’hui on leur enseigne le contraire. C’est pourquoi il n’y a plus de temps pour la paix de l’âme, on est perpétuellement en enfer. Le meilleur remède en ce monde consiste à s’oublier. »