Contrairement aux idées reçues, le bain de sang de l’Afghanistan n’est pas seulement le résultat de l’absence de fonctionnement des institutions de l’État central. C’est plutôt que la coalition a mis au pouvoir un réseau de chefs de guerre qui contribuent à l’aliénation, à la violence et à l’appauvrissement du peuple afghan.
Par Malou Innocent et Danny Markus (*).
Publié en collaboration avec UnMondeLibre.
La corruption en Afghanistan dépasse de loin la « petite corruption » et les pots de vin. En fait, de trop nombreux membres du pouvoir Karzaï gagnent beaucoup à la guerre… et perdraient à la paix. La corruption est partout, de l’État central aux contrats pour le développement et les contrats de sécurité. Quiconque s’exprime trop bruyamment contre la corruption risque de se voir interdit de pénétrer dans le pays.
Le président afghan Hamid Karzaï a par exemple récemment interdit à la représentante républicaine de Californie, Dana Rohrabacher, d’entrer dans Kaboul pour avoir affirmé que M. Karzaï et ses partisans gouvernent par des tactiques d’exclusion et font de l’argent pour rester au pouvoir.
Que le président du sous-comité pour la supervision et les enquêtes des Affaires étrangères de la Chambre des Représentants US ait été empêché d’entrer en Afghanistan est tout aussi consternant, étant donné que les contribuables américains dépensent près de 2 milliards chaque semaine dans ce conflit qui dure depuis 11 ans et que près de 2.000 militaires américains ont perdu la vie pour ce gouvernement. Mais il semble que pour un régime gangrené par la corruption et pour sa bande de voyous et de « copains », c’est là la routine habituelle.
Le drame de la vie réelle qui s’est joué dans la province de Kandahar entre l’entrepreneur afghan Naseem Pachtoune Sharifi et le frère du président afghan, Qayum Karzaï, illustre bien les dégâts potentiels d’un tel comportement de la part de ceux en position d’autorité.
Comme beaucoup au sein de la diaspora afghane, M. Sharifi, âgé de 37 ans revint dans sa patrie après la chute du régime taliban pour aider à reconstruire son pays et investir dans la société civile. Il est le pionnier d’une société de panneaux d’affichage extérieur, Arakozia Advertising, et a été le rédacteur en chef du magazine Surgar Weekly à Kandahar. Son empire médiatique est peu à peu devenu le quatrième plus grand employeur dans la région, grâce notamment aux contrats avec des banques, des compagnies de téléphone cellulaire et même avec l’OTAN (pour ses projets d’éradication du pavot).
Son entreprise dynamique a pris fin lorsque le maire de Kandahar, Ghulam Hamidi, un ami de longue date de M. Karzaï, a arbitrairement relevé les taxes municipales sur les panneaux publicitaires de Arakozia de 6% à 60%. Quand M. Sharifi a résisté, des dizaines de ses panneaux d’affichage ont été incendiés, démolis et détruits. Les menaces de violence ont suivi, allant d’appels téléphoniques anonymes jusqu’à l’intimidation par la police de Kandahar. M. Sharifi a été une fois de plus contraint à l’exil.
Qayum Karzaï, un restaurateur de Baltimore qui domine également le secteur de la construction et de la sécurité à Kandahar, a rapidement émergé… à la place de M. Sharifi. Qayum Karzaï a ainsi fondé sa propre entreprise d’affichage, Innovative Kandahar Advertising, qui facture quatre fois plus cher que ce que ne le faisait Arakozia. Dans un exposé accablant en 2010, Mitch Potter du Toronto Star a vérifié les dires de M. Sharifi. D’autres sources à Kandahar ont également confirmé ses accusations.
Mais Qayum Karzaï n’est pas le seul Karzaï impliqué dans ce type de tactiques musclées contre ses rivaux en affaires. Le jeune demi-frère d’Hamid Karzaï, Ahmed Wali Karzaï, désormais décédé, avait jadis consolidé son pouvoir en usant à la fois de sa position de puissant président du conseil provincial de Kandahar et en s’appuyant sur le réseau quasi mafieux des milices qui ont gagné des millions de dollars en soudoyant les entreprises de sécurité qui bénéficiaient des contrats d’escorte des convois de l’OTAN.
Un câble diplomatique publié par Wikileaks révèle que les autorités américaines ont pu décrire l’emprise du clan Karzai sur Kandahar « d’aristocratie semi-moderne ». Les enquêteurs du Congrès ont trouvé des preuves flagrantes que l’argent des contribuables américains avaient involontairement créé un réseau de seigneurs de la guerre qui a nourri l’élan de l’insurrection avec l’aide économique de la coalition. Pire encore, les responsables militaires américains rapportent que la perception que le pouvoir à Kandahar est concentré entre les mains de la famille Karzaï alimente en réalité le soutien à l’insurrection.
Le représentant démocrate du Massachusetts John F. Tierney a déclaré : « Dans ce cas, les États-Unis semblent alimenter par inadvertance ces seigneurs de la guerre et cette corruption que nous pressons le président Karzaï de réduire. »
Que peut-on alors faire ?
Première étape : Mettre en place des critères justes et suivre un processus strict de sélection pour identifier les Afghans capables, honnêtes et de bonne réputation à l’intérieur du pays et dans la diaspora pour servir au sein d’un gouvernement intérimaire d’un an.
Deuxième étape : à l’endroit des représentants du gouvernement afghan pour qui l’on dispose de preuve concluantes de leurs méfaits criminels et qui aboutiraient à une condamnation, il faut mener des procès publics et infliger des peines proportionnées à l’infraction.
Étape trois : permettre au peuple afghan de décider de la méthode préférée de gouvernance, soit par des moyens traditionnels soit par des élections de type démocratique.
Rien de tout cela ne sera facile, mais comme dit le dicton, « pas de justice, pas de paix ». Si les efforts de ce type pour le redressement de la situation ne peuvent être poursuivis, alors Washington a d’autant plus de raisons de sortir de ce conflit rapidement. Contrairement aux idées reçues, le bain de sang de l’Afghanistan n’est pas seulement le résultat de l’absence de fonctionnement des institutions de l’État central. C’est bien plutôt que dans le processus de construction de ces institutions, la coalition a mis au pouvoir un réseau de chefs de guerre qui contribuent à l’aliénation, à la violence et à l’appauvrissement du peuple afghan.
La mauvaise appréciation de la profondeur de la corruption en Afghanistan banalise un motif principal qui pousse de nombreux Afghans à se battre, et, pour de plus nombreux d’entre eux, à renoncer à l’espoir.
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Sur le web.
(*) Malou Innocent est analyste au Cato Institute à Washington DC. Danny Markus est un observateur de la scène afghane.