Nous sommes dans un appartement aux Pays-Bas. Une dame aux cheveux gris, un peu voutée, s’active avec le conservateur d’un centre spécialisé dans les archives photographiques, le Maria Austria Instituut. Elle regarde des tirages et, avec son biographe, elle a déjà choisi d’en déchirer certains de manière implacable. Elle sort ensuite, un à un, des tiroirs qu’elle prélève dans une grande armoire. Toutes les plaques de verre y sont soigneusement classées. Elles seront réunies dans des cartons. Après plusieurs heures, l’armoire est vide. Soixante-dix années de photographies sont maintenant dans la voiture qui va les emporter. Elle se dit soulagée. Elle précise que c’était la meilleure solution. Il lui reste à empaqueter le reste pour se rendre dans un espace plus adapté à son grand âge.
On la découvre aussi un peu plus tard dans les réserves du Stedelijk Museum en compagnie d’une des conservatrices. Elle regarde le tri qui a été fait avant une rétrospective. Elle semble se souvenir de tous les originaux et écarte de manière implacable les photographies qui lui ont été attribuées par erreur. Elle change l’ordre proposé et dénonce les tirages qui ont été réalisés à l’envers ou les clichés qui devraient figurer en format à l’italienne. Une présence incisive, une parole économe, mais essentielle. Et un regard unique, évidemment.
Eva Besnyö a quitté son appareil de prise de vue en 2003, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Elle avait domestiqué son instinct pour la photographie grâce aux cours de Jozsef Pécsi à Budapest, avant de rejoindre Berlin à vingt-ans pour quitter cette ville tourbillonnaire quelques années plus tard, quand la maladie fasciste est arrivée. Elle continue à apprendre, cette fois avec György Kepes puis Peter Weller, tout en continuant à subir une profonde influence de Laszlo Moholy-Nagy et des cinéastes russes. Comme beaucoup de juifs conscients du danger, elle a quitté à regret le bonheur et l’effervescence de la capitale du Reich pour rejoindre Amsterdam et vivre avec son futur mari, le cinéaste John Fernhout, un proche de Joris Ivens, autre grand cinéaste et de Gerrit Rietveld.
Engagée contre le totalitarisme allemand et auprès de l’Association des Travailleurs Photographes, elle participe à une exposition contre les Olympiades de la Dictature et organisera la première exposition internationale de photographies au Stedelijk d’Amsterdam « Foto ‘37 », un musée qui n’était pas encore habitué à considérer cette « technique » comme un art majeur. Elle échappera heureusement aux déportations et sa renommée, comme son engagement l’amènent tout naturellement à faire partie de la sélection de « Family of Man » dans l’exposition organisée à New York en 1955 par Edward Steichen. Dans les années 70, elle sera une des premières à diffuser dans la presse l’image des « Femmes folles », les « Dolle Mina », féministes hollandaises qui luttent pour l’avortement. Nous étions si jeunes, dit-elle à l’une de ses compagnes de lutte, tandis qu’elle visite une de ses dernières expositions et regarde les photographies des années 70.
Une jeunesse incroyable qui s’inscrit dans l’entière histoire d’un siècle.
Le Musée du Jeu de Paume à Paris lui offre aujourd’hui une rétrospective sous le sous-titre français d’image sensible, en référence à la surface sensible du film. Le titre anglais « Sensuous Image » semble moins souligner son engagement et sa sensibilité politique constante, mais plutôt insister sur le fait que, même quand elle tend vers l’abstraction construite, elle ne cesse pour autant d’engager son propre corps et celui qu’elle capture, dans un rapport sensuel. L’exposition est organisée par Das Verborgene Museum, Berlin, avec la collaboration de la Berlinische Galerie, Berlin et se poursuit jusqu’au 23 septembre.
La photographie qui est mise en avant dans la communication de l’exposition date de 1931 et reflète la tranquillité. Une plage sur le Wannsee à Berlin. Trois têtes, des bras et des corps qu’on peut imaginer bronzés et une abstraction pourtant parfaite. Comme une lettre de l’alphabet inscrite sur le sable. Plus loin la même année, près du lac Balaton, un jeune tsigane qui s’éloigne. Elle a réussi à photographier tout l’orchestre auquel elle a jeté quelques pièces. Lorsqu’elle est descendue, le garçon s’en allait. Il semble porter toute la misère et, à la fois, tout l’espoir du monde. Plus loin encore, mais dans la même année, un ouvrier. Superbe dans l’effort. Simplement le creux de la colonne vertébrale et les muscles saillants pour désigner l’hommage au travailleur. Une année plus tard, retour au lac Balaton, cet espace qui semble aujourd’hui disparaître au fur et à mesure qu’on y pénètre et où le corps ne peut réellement plonger qu’après un kilomètre de marche. Une anonyme aux cheveux envolés. Le S d’une silhouette. De nouveau : aller à l’essentiel. Une dernière enfin. 1937. L’exposition internationale a été inaugurée en mai par le Président Albert Lebrun. Le Pavillon de Chaillot remplace le Palais du Trocadéro. A l’exception du Palais de l’Allemagne dessiné par Speer, au sommet duquel trône un aigle vengeur et qui fait face, entouré de drapeaux à croix gammée, à celui de l’Union soviétique couronné d’un ouvrier, on aimerait qu’un plus grand nombre de bâtiments aient été conservés, voire même celui de l’Italie fasciste. Eva en donne un témoignage touchant, où le monument principal qui s’est planté quelques années plus tôt dans la perspective, la Tour Eiffel et l’une des statues prise en plein élan, semblent submergées par la force de l’eau. Comme si la photographe voulait indiquer l’urgence d’éteindre un incendie qui menace.
Une grande dame penchée sur l’humanité et qui dit combien l’énergie des hommes constitue un espoir de justice. Paul Valéry désigne en lettres d'or la direction de cette paix active qui se trouve représentée dans les musées, sur les pavillons de la colline de Chaillot : « Il dépend de celui qui passe Que je sois tombe ou trésor, Que je parle ou me taise. Cela ne tient qu'à toi, Ami, n'entre pas sans désir. »
Sans titre. 1931, (Le lido de Wannsee, Berlin). Eva Besnyö. Épreuve gélatino-argentique, 40 x 50 cm. Collection privée, Berlin. © Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.
Sans titre.1931, (Garçon au violoncelle, Balaton, Hongrie). Eva Besnyö. Épreuve gélatino-argentique, 29,4 x 24,3 cm. Rijksmuseum, Amsterdam. © Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.
Sans titre. Berlin, 1931(Charbonnier). Eva Besnyö. Épreuve gélatino-argentique, 17,4 x 17,4 cm. Collection Stedelijk Museum, Amsterdam. © Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.
Sans titre. 1932 (Magda, Balaton, Hongrie). Eva Besnyö. Épreuve gélatino-argentique, 40,5 x 30,6 cm. Collection Iara Brusse, Amsterdam. © Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.
Expo 37. France, 1937. Eva Besnyö. Épreuve gélatino-argentique, 26 x 23,7 cm. Collection Iara Brusse, Amsterdam. © Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.