Fruit de deux conversations (un entretien publié dans Philosophie Magazine, puis un débat organisé à la BnF), Jacques Lacan, passé présent (Le Seuil, 104 pages, 14,70 €) nous offre donc une confrontation dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a rien de stérile.
En toute logique, la première partie de ce dialogue est consacrée aux rencontres des deux auteurs avec Lacan. Rencontre personnelle d’abord, puisque l’un et l’autre eurent l’occasion de le côtoyer, puis rencontre avec ses idées, ses positions politiques, son rapport à la philosophie, le magister qu’il exerça sur le monde intellectuel des années 1960 et 1970.
Le regard porté reflète naturellement les sensibilités politiques de personnalités appartenant à des gauches très contrastées, l’une ayant un moment adhéré au PCF, puis s’en étant éloignée, l’autre étant connu pour son engagement maoïste pas vraiment repenti et un penchant pour les thèses de Pol Pot qu’il semble n’avoir regretté que tardivement. Tous deux se rejoignent pourtant pour dénoncer certains travers contemporains de notre société parmi les plus pervers : « Aujourd’hui, la catastrophe, c’est l’hygiénisme et la norme : le contraire du bonheur. Nous n’aimons ni le fanatisme religieux, ni le scientisme, ni l’argent fou, ni l’évaluation débridée, symptôme de l’abandon des idéaux de la raison. En bref, nous avons en commun la conviction que l’engagement politique doit aller de pair avec le travail, la rigueur et l’érudition. »
Plusieurs thèmes abordés retiennent en priorité l’attention du lecteur, comme l’analyse très pertinente du langage de Jacques Lacan, de sa conception du tragique (en opposition à Freud, à travers l’exemple d’Œdipe). D’autres sujets sont également débattus, comme le terrorisme des années 1970, la folie prise en tant que « surgissement en soi d’une altérité radicale » (comment ne pas penser à Artaud ?), le but de la cure psychanalytique. Et certaines phrases prennent une importance d’autant plus particulière qu’elles rompent avec la doxa, comme l’illustre cet extrait relatif à Lacan et Mai 68 :
Elisabeth Roudinesco : « Pour lui, Mai 68 était un mouvement en trompe l’œil, qui exprimait, non pas une volonté de libération généralisée, mais au contraire le désir inconscient, chez les insurgés, de servitudes encore plus féroces. »
Alain Badiou : « "Ce à quoi vous aspirez en tant que révolutionnaires, c’est à un maître." Quand il a prononcé à Vincennes cette phrase fameuse, la pilule était dure à avaler. Mais après tout, Hegel n’aurait pas non plus pensé grand bien du révolutionnarisme prolétarien de son disciple Marx ! »
Quels que soient leurs points de désaccord, les deux auteurs s’entendent finalement sur deux aspects fondamentaux : l’importance du rôle que la pensée lacanienne peut jouer aujourd’hui et – ce qui explique en partie la contemporanéité de cette pensée – les qualités de visionnaire du psychanalyste : « A la fin de sa vie, note Elisabeth Roudinesco, il a d’ailleurs explicitement annoncé la monté des fléaux actuels : le racisme, les communautarismes qui en sont une variante, l’individualisme forcené et surtout la bêtise qui caractérise la démagogie de masse, le règne de l’opinion publique. »
Illustrations : Fulchran-Jean Harriet, Œdipe à Colonne, 1798, Cleveland, Museum of Art - Qiu Jie, Portrait of Mao, 2007, © Qiu Jie.