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« Lacan, passé présent », d’Alain Badiou et Elisabeth Roudinesco

Publié le 02 juin 2012 par Savatier

« Lacan, passé présent », d’Alain Badiou et Elisabeth RoudinescoIl y a des dialogues inattendus ; celui de l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco et du philosophe Alain Badiou n’est pas le moins singulier. Entre ces deux intellectuels au parcours fort différent, il fallait trouver plus qu’un terrain d’entente ou de conflit : un centre d’intérêt commun. Dès lors, la figure tutélaire de Jacques Lacan ne pouvait que s’imposer.

Fruit de deux conversations (un entretien publié dans Philosophie Magazine, puis un débat organisé à la BnF), Jacques Lacan, passé présent (Le Seuil, 104 pages, 14,70 €) nous offre donc une confrontation dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a rien de stérile.

En toute logique, la première partie de ce dialogue est consacrée aux rencontres des deux auteurs avec Lacan. Rencontre personnelle d’abord, puisque l’un et l’autre eurent l’occasion de le côtoyer, puis rencontre avec ses idées, ses positions politiques, son rapport à la philosophie, le magister qu’il exerça sur le monde intellectuel des années 1960 et 1970.

Le regard porté reflète naturellement les sensibilités politiques de personnalités appartenant à des gauches très contrastées, l’une ayant un moment adhéré au PCF, puis s’en étant éloignée, l’autre étant connu pour son engagement maoïste pas vraiment repenti et un penchant pour les thèses de Pol Pot qu’il semble n’avoir regretté que tardivement. Tous deux se rejoignent pourtant pour dénoncer certains travers contemporains de notre société parmi les plus pervers : « Aujourd’hui, la catastrophe, c’est l’hygiénisme et la norme : le contraire du bonheur. Nous n’aimons ni le fanatisme religieux, ni le scientisme, ni l’argent fou, ni l’évaluation débridée, symptôme de l’abandon des idéaux de la raison. En bref, nous avons en commun la conviction que l’engagement politique doit aller de pair avec le travail, la rigueur et l’érudition. »

« Lacan, passé présent », d’Alain Badiou et Elisabeth Roudinesco
Dans la seconde partie du livre, intitulée « Penser le désordre », les auteurs s’attachent davantage à dialoguer sur l’œuvre de Lacan : ce qu’elle fut, ce qu’il en reste (ou plutôt ce qu’il reste d’une psychanalyse qui, depuis Lacan, n’a plus théorisé, s’est parfois livrée à des choix douteux tout en s’enlisant dans des querelles de clocher qui frisent le sectarisme) et surtout ce que cette œuvre peut nous proposer pour l’avenir en nous aidant à affronter l’angoisse générée par la crise, à lutter contre les tentations obscurantistes et scientistes, l’argent-roi, etc.

Plusieurs thèmes abordés retiennent en priorité l’attention du lecteur, comme l’analyse très pertinente du langage de Jacques Lacan, de sa conception du tragique (en opposition à Freud, à travers l’exemple d’Œdipe). D’autres sujets sont également débattus, comme le terrorisme des années 1970, la folie prise en tant que « surgissement en soi d’une altérité radicale » (comment ne pas penser à Artaud ?), le but de la cure psychanalytique. Et certaines phrases prennent une importance d’autant plus particulière qu’elles rompent avec la doxa, comme l’illustre cet extrait relatif à Lacan et Mai 68 :

Elisabeth Roudinesco : « Pour lui, Mai 68 était un mouvement en trompe l’œil, qui exprimait, non pas une volonté de libération généralisée, mais au contraire le désir inconscient, chez les insurgés, de servitudes encore plus féroces. »

Alain Badiou : « "Ce à quoi vous aspirez en tant que révolutionnaires, c’est à un maître." Quand il a prononcé à Vincennes cette phrase fameuse, la pilule était dure à avaler. Mais après tout, Hegel n’aurait pas non plus pensé grand bien du révolutionnarisme prolétarien de son disciple Marx ! »

« Lacan, passé présent », d’Alain Badiou et Elisabeth Roudinesco
Le maître en question – et c’est peut-être pourquoi Alain Badiou ne semble pas très à l’aise dans sa réponse – s’appela un temps Mao, même si l’on peut encore aujourd’hui s’interroger sur l’engouement dont certains intellectuels firent preuve pour ce florilège de niaiseries qu’est Le Petit livre rouge… Un nouveau maître, plus inattendu, se substitua progressivement à la figure du « grand timonier », l’argent, comme le prouvent ces anciens maoïstes reconvertis dans la finance, les média, s’épanouissant sous les lambris ministériels ou recherchant les faveurs des princes…

Quels que soient leurs points de désaccord, les deux auteurs s’entendent finalement sur deux aspects fondamentaux : l’importance du rôle que la pensée lacanienne peut jouer aujourd’hui et – ce qui explique en partie la contemporanéité de cette pensée – les qualités de visionnaire du psychanalyste : « A la fin de sa vie, note Elisabeth Roudinesco, il a d’ailleurs explicitement annoncé la monté des fléaux actuels : le racisme, les communautarismes qui en sont une variante, l’individualisme forcené et surtout la bêtise qui caractérise la démagogie de masse, le règne de l’opinion publique. »

Illustrations : Fulchran-Jean Harriet, Œdipe à Colonne, 1798, Cleveland, Museum of Art - Qiu Jie, Portrait of Mao, 2007, © Qiu Jie.


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