Je sais ce que signifie être heureux dans la vie: la bonté de l'existence, la saveur de l'heure qui passe et des objets qui nous entourent, la volupté de les aimer, ces choses, immobile, tout en fumant, et une femme parmi elles. Je sais la joie de lire, étendu à demi nu sur une chaise longue, par un après-midi d'été. un livre d'aventures chez les cannibales devant une maison des collines, qui regarde la mer. Et beaucoup d'autres joies encore: dans un jardin épier le bruissement du vent qui fait à peine frémir les feuilles - les plus hautes - d'un arbre; ou, dans le sable, être un des grains infinis qui crissent et qui tombent; ou dans un monde peuplé de coqs se lever avant l'aube et nager, seul dans toute l'eau du monde, près d'une plage rose.
Et j'ignore la forme de mon visage dans tous ces bonheurs, lorsque je sens qu'il est si bon de vivre: douceur ensommeillée ou sourire? Mais quelle soif de posséder! Non la mer seulement, ni le soleil, ni une femme et son coeur à elle sous les lèvres. Terres aussi! Iles! Voilà: je peux me trouver à l'abri, calfeutré dans le silence de ma chambre dont la fenêtre est restée ouverte toute la nuit et soudainement m'veiller au bruit du premier tramway du matin; ce n'est rien qu'un tramway, une voiture qui roule, mais le monde est désert autour et dans cet air à peine créé tout est différent d'hier, et une nouvelle terre m'assaille.
Elio Vittorini, Sardaigne comme enfance (Nous, 2012)
traduit de l'italien par Angélique Lévi