C’est l’ironie de l’histoire des relations militaires franco-russes : le deuxième porte-hélicoptères (BPC Mistral) que la France livrera à la Russie en 2015 s’appellera le Sébastopol (1). Or, s’il existe à Paris un grand boulevard portant le nom de cette ville de Crimée, c’est en souvenir des combats bien oubliés qui y opposèrent, en 1854 et 1855, les armées françaises et russes. L’affaire fît plusieurs dizaines de milliers de victimes…
A l’heure de la visite du président Vladimir Poutine à Paris, ce vendredi 1er juin, il y a là matière à réflexion sur les relations compliquées qu’entretiennent nos deux pays au plan militaire. La France est aujourd’hui le seul pays membre de l’Alliance atlantique qui accepte de vendre un équipement important à la Russie, suscitant la colère de nombreux pays de l’Otan, notamment en Europe de l’Est, mais aussi des milieux néo-conservateurs des deux rives de l’Atlantique. Le contrat, qui bénéficie à l’industrie française (DCNS, STX), ne sera pas remis en cause par le nouveau pouvoir socialiste.
L’année 2012 est celle d’un double anniversaire. C’est d’abord le bicentenaire de 1812 – c’est-à-dire de la grande guerre franco-russe déclenchée par Napoléon 1er. Personne, en France, n’a très envie de la commémorer, car il n’y a vraiment pas de quoi être fier ! Un conflit déclenché par la seule hubris - ce sentiment de toute puissance que dénonçaient les anciens grecs - d’un homme, fût-il Empereur. Cette guerre se termina, deux ans plus tard, lorsque les Cosaques vinrent camper sur les Champs-Elysées !
Mais 2012 est également le 70e anniversaire de 1942, la date de la création du groupe de chasse Normandie, qui deviendra le glorieux régiment de chasse Normandie-Niemen. Son grand historien, Yves Courrière, vient de mourir, mais le 25 juin, cette unité de l’armée de l’air (qui avait été mise en sommeil dans le cadre des récentes restructurations) sera officiellement réactivée sur la base de Mont-de-Marsan (Landes). Le Neu-Neu, comme le surnomme affectueusement les aviateurs, volera sur le fer de lance des ailes françaises, le Rafale.
Histoire longue et tumultueuse : n’oublions pas ces dizaines de milliers de Russes qui vinrent, au sein de deux brigades, combattre dans les tranchées françaises en 1916. Des soldats, qui se mutinèrent, en 1917, dans le camp de La Courtine (Creuse), écrivant ainsi une modeste page de l’histoire de la Révolution russe dans les collines du Limousin ! S’ils étaient là, c’est parce que nos deux pays étaient alliés depuis 1892. Dans une Europe déchirée par les rivalités nationalistes, la Russie fût même le premier allié d’une France diplomatiquement isolée, douze ans avant que Paris et Londres ne signe à leur tour leur "Entente cordiale".
Etranges va-et-vient de notre histoire militaire : en 1920, le capitaine Charles de Gaulle est à Varsovie, pour aider la nouvelle armée polonaise à combattre l’Armée rouge. Face à lui, un noble devenu communiste, Mikhaïl Toukhatchevski. Les deux hommes, qui connurent des destins extraordinaires, avaient été, ensemble, prisonniers de guerre des Allemands dans le camp d’Inglostadt.
Nouvel épisode, avec la guerre froide (1947-1991). Nos deux pays étaient alors ennemis : les missiles stratégiques français étaient tournés vers les grandes villes soviétiques : Moscou, Leningrad et Kiev. Dans les camps de manœuvre, dont celui de la Courtine, l’armée de terre s’entrainait à combatte les "carmins" - on ne disait pas "rouges" afin de ne pas froisser l’ambassade soviétique. Sur les bases aériennes, on craignait l’arrivée des Spestnaz… oubliant que les premiers parachutistes français avaient été formés en URSS dès 1935, autour du capitaine Geille ! Pourtant, dans le même temps, le général De Gaulle annonçait, en 1966, que la France quittait l’organisation militaire intégrée de l’Alliance atlantique et exigeait la fermeture des bases américaines en France. Sous les protestations des socialistes et les applaudissements des communistes… Le monde est parfois compliqué.
S’il y a une leçon à tirer de ce passé commun, c’est que, tout est possible entre la France et la Russie. Le pire comme le meilleur.
Sur le plan militaire et stratégique, quelle est la situation d’aujourd’hui ? Les aspects positifs prévalent assurément. Les plus jeunes ne doivent pas l’oublier, mais l’essentiel est d’abord la paix. Un quart de siècle en arrière, nous nous préparions encore les uns et les autres à nous faire la guerre. Ce que la France et l’Allemagne ont réussi, cette réconciliation qui fait que l’on franchit le Rhin sans s’arrêter à la douane, nous pouvons le parachever avec la Russie.
Au sein de l’Otan, la posture prudente, voire réservée, de Paris, vis-à-vis du bouclier antimissile, ne peut que satisfaire Moscou. Le départ annoncé des troupes françaises d’Afghanistan pourrait se faire via l’Asie centrale et la Russie, une route plus sûre que le Pakistan et moins couteuse que la location d’avions gros porteurs à des sociétés privées ukrainiennes ou… russes ! En matière spatiale, les fusées Soyouz sont désormais lancées depuis un département français d’Amérique, la Guyane. Voilà qui rapprochent les deux Etats.
Il y a, certes, des zones d’ombre. La visite du président Poutine sera évidemment dominée par la question syrienne. Le nouveau président François Hollande a répété qu’une option militaire ne pouvait pas être exclue contre le régime du président Assad, mais personne - et surtout pas les militaires - n’a envie de s’embarquer dans une telle aventure. Non sans hypocrisie, la menace d’un veto russe au Conseil de sécurité des Nations Unies arrange beaucoup de monde à Paris comme ailleurs.
Jean-Dominique MERCHET
Source du texte : RIA NOVOSTI
(1) Le premier sera le Vladivostok et le nom des troisième et quatrième, qui seront construits en Russie, n’a pas encore été fixé par la marine russe.