« Innover, ce n'est pas d'avoir une nouvelle idée mais arrêter d'avoir une vieille idée » c'est en substance ce que m'inspire la citation d'Edwin H. Land au sujet des nombreux Laboratoires d'Idées qui se dissimulent sous l'anglicisme de « Think tank » (NDRL : la traduction littérale est réservoir de pensées)
La paternité de ces clubs est attribuée à la Fabian Society, née au début du siècle dernier -cela ne surprendra personne- dans les salons feutrés et enfumés londoniens, connus pour égayer les soirées de vieux messieurs distingués venus refaire le monde et assurer la prospérité de leurs affaires autour d'un verre de Brandy. Le décor est posé.
La mode de la pensée en réunion se propagea très rapidement en s'exportant dans les grandes capitales européennes et aux Etats-Unis. Les premiers échanges s'axaient principalement autour de considérations sociales et d'évolutions sociétales, avant que les adeptes du développement économique et des relations internationales s'en servent bientôt comme accélérateurs de leurs propres desseins.
Si l'on en comptait seulement quelques dizaines au cœur des années 30, la seconde guerre mondiale et la constitution des deux grands blocs opposés qu'ont été les Etats-Unis et l'URSS viendront modifier la donne. C'est lors des années 70 et 80, riches en révolutions sociales et techniques, que la création de think tank trouvera son apogée. A ce jour, à travers le monde, on en recense environ 7.000 reconnus comme tels, dont près des trois quarts sont implantés sur les continents américains et européens.
Les livres et les rapports qu'ils éditent ou rédigent sont disséqués, relayés ou interprétés. Preuve de leur intérêt sur des sujets géopolitiques, géostratégiques ou géoéconomiques, ils font même l'objet d'un classement annuel et mondial de la célèbre Université américaine de Pennsylvanie qui fait référence.
Respectant les principes démocratiques par une neutralité affichée, personne ne peut douter de la volonté de ces clubs (souvent très fermés et incontestablement élitistes) d'influer directement sur les politiques publiques conduites. Ils jouent et assument parfaitement le rôle d'influenceurs d'opinions plutôt que celui de relais direct des considérations populaires. Dans les pays anglo-saxons où l'élitisme est érigé en religion, ils constituent des réservoirs d'importance où les deux grands partis viennent puiser leur matière intellectuelle et physique au travers des membres qui y sont partie prenante.
La France ne fait pas exception et, comme ailleurs, les groupes existants demeurent transparents pour le grand public, tout en s'assurant une relative discrétion Comme chacun sait, les français nourrissent une vieille rancœur envers celles et ceux qu'ils estiment issus du même sérail. Mais tous ces cercles de réflexion sont pourtant bel et bien devenus les amis de notre quotidien. Le règne du tout info aidant : presse, radios et chaines de télévision offrent chaque jour leur lot de rubriques économiques ou chroniques politiques où se succèdent une quantité de sociologues, spécialistes et autres docteurs en sciences diverses qui viennent donner la réplique à nos journalistes.
En effet, qui n'est jamais tombé sur les tirades d'un Olivier Ferrand de Terra Nova (LCI – émission Think tank), les exposés d'un Dominique Reynié de la Fondation pour l'Innovation Politique dite Fondapol (France 5 – émission C'est dans l'air), les articles de l'Institut Français des Relations Internationales dite IFRI (Le Monde, Les Echos, La Tribune) ou sur les publi-reportages de l'Institut Montaigne (BFM TV et RMC Info – Des idées pour demain) diffusés en amont de la campagne présidentielle ? Au fil des années, les think tanks français ont pleinement investis nos médias et participent chaque jour activement à sonder l'opinion publique et à la faire réfléchir sur les thématiques qui assurent leur propre existence
Le fameux slogan en vogue dans les années 70 qui affirmait qu’ « en France on n'a pas de pétrole mais on a des idées » n’était donc pas une usurpation et demeure plus que jamais d'actualité ! La fidélité aux principes de la liberté de penser et de la liberté d’association dans notre pays, sonne comme une heureuse évidence tout en lui assurant la vitalité de sa démocratie. Toutefois, il convient aux observateurs vigilants que nous sommes de nous interroger sur certains points contrastés de cette nouvelle masse d’espaces de convivialité :
Tout d’abord, et bien qu'ils cherchent à gommer cette réalité, nombre de cercles de pensées sont ouvertement orientés. La manière dont sont traités leurs travaux entre régulièrement en résonnance directe avec les thèses défendues par nos grands partis politiques. Ainsi, nous pouvons noter que la Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova ou la République des Idées penchent aisément vers des idées progressistes revendiquées à gauche quant, dans le même temps la Fondapol, la Fondation Concorde ou l'Institut Montaigne orientent leur réflexion sur des thèses plus libérales chères à l'UMP
Un exemple récent est venu confirmer ces dires, puisque le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) a demandé début avril 2012 à BFM-TV la suspension des publi-reportages de l’Institut Montaigne lors de la campagne présidentielle, au motif que les idées et thématiques qui y étaient présentées étaient jugées trop proches du programme défendu par le candidat Nicolas Sarkozy.
Dans le même temps, nos clubs à la française sont bien plus que de simples associations Loi 1901. Les lotos de campagne ou les kermesses de soutien sont loin d’être leurs sources principales de financement ! On observe ainsi qu’en plus des cotisations de leurs seuls adhérents et de la commercialisation de divers produits, les grandes entreprises (publiques ou privées) ou les fonds publics (grâce notamment à leur reconnaissance d'utilité publique) pourvoient à leurs besoins et permettent à certains de disposer de budgets colossaux pour travailler en toute sérénité. Citons par exemple Terra Nova* (1 M€ - page 11 budget visé en année pleine), Fondapol* (2,2 M€ - recettes prévisionnelles 2011) ou l'Institut Montaigne* (3 M€ - CA 2010 hors actifs et immobilisations). Bien loin du leader qu'est l'IFRI* et ses quelques 6,6 M€ (annexe financière du rapport d'activités 2011) de chiffre d'affaires ! De quoi faire palîre nombre d’associations ou de PME !
Si l’on complète par le fait que ces thinks tank demeurent un vivier permanent de grands entrepreneurs, de vrais intellectuels, de personnalités politiques reconnues ou de jeunes pousses -issues de grandes écoles- qui ne demandent qu’à le devenir, et par le fait qu’ils disposent d’une surexposition médiatique démontrée plus haut, nous sommes en droit d’évoquer un risque de collusion ou de notion contraire à la déontologie.
Certains penseront que je m’égare dans une hypothétique théorie du complot. Ils seront gravement dans l’erreur car je laisse ce type de dénonciation aux adeptes de la pensée rapide et primaire. Cela ne m’empêche pas d’être interpellé lorsque je consulte les sites de nos thinks thank (généralistes) les plus importants, et de lire que tous revendiquent une totale indépendance et une pleine ouverture sur la société civile !
D’abord, si le mécénat des grandes entreprises privées est difficilement contestable, au même titre que les cotisations personnelles des adhérents, l’indépendance de la pensée et le devoir de moralité s’accommode mal du mélange des genres lorsque des fonds publics sont en jeu. En effet, comment être assuré de l’impartialité des études menées sur l’état de nos finances publiques, les grands sujets sociaux ou la réforme nécessaire de l’Etat, lorsque ceux qui sont amenés à y réfléchir sont intimement liés aux sujets évoqués, qu’ils font partie des donneurs d’ordres ou qu’ils ne cachent pas leurs liens avec les deux grands partis majoritaires ?
Ensuite, personne ne fera reproche à nos thinks tank d’être d’incontestables catalyseurs d'énergies intellectuelles et industrielles françaises. La rédaction d’une étude sérieuse et approfondie nécessite toujours l’intervention de gens suffisamment qualifiés disposant d’une expertise pointue. Mais au regard de la composition des conseils d’administrations, techniques ou scientifiques de ces grands organismes, nous sommes obligés de relever que la diversité sociale et intellectuelle n’est en rien assurée. Le terme société civile apparait abusif puisqu’il est entendu comme apolitiques. Ainsi, si l'on met en parallèle les sujets majeurs développés lors de la dernière campagne présidentielle et les aspirations du Peuple qui a porté François Hollande à la présidence de la République, peut-on être convaincus d'une réelle convergence ou au contraire, d'un fossé définitivement infranchissable qui empêche les grands d'entendre ce que disent les petits ?
Enfin -et c'est sans doute là où je reste le plus sceptique- il convient pour nous tous de nous interroger sur les motivations qui guident l'ensemble de ces cercles d'intérêts J'entends les uns parler d'une crise et de son incidence sur la santé des entreprises, j'en entends d'autres élaborer les politiques d'austérité indispensables à mener sans même se soucier des Peuples qui les subiront, j'entends toujours se dessiner les contours des grands ensembles économiques et j'entends surtout, comme l'a dit un jour Coluche, beaucoup de gens s'autoriser à penser dans les milieux autorisés
Oui, mais les hommes dans tout ça ? Leur a-t-on demandé leur avis et s'est-t-on enrichi de leurs propres expériences ? L'Humanité au sens large du terme, ne serait-elle pas la grande oubliée de toutes ces bonnes idées qu'une minorité souhaite lui imposer ? Sans cette base de l'homme du plus humble au plus fortuné ou du plus inculte au plus cultivé, à quoi sert une idée qui n'est pas concertée et mal partagée ?
A la manière de Benjamin Franklin : « L'humanité se divise en trois catégories : ceux qui ne peuvent pas bouger, ceux qui peuvent bouger, et ceux qui bougent ».