S’il est — surtout en France — relativement facile de planter une entreprise, pour une vraie catastrophe budgétaire avec des millions d’euros engloutis en bêtises sidérales, il faut faire intervenir l’État, ses fonctionnaires et ses subventions. C’est ce que nous prouve le cas récent de 1001 Libraires, échec cuisant et tout à fait prévisible de la version française mal boutiquée d’Amazon…
Tout a commencé, au départ, par une idée parfaitement idiote qui consistait à refaire ce qu’Amazon, Fnac.com et d’autres font déjà (ça, en soi, ce n’est pas forcément idiot) d’une façon moins pratique qu’eux (et ça, déjà, ça commence à l’être) avec moins de moyens et une mise en musique douteuse (et là, poum, on frappe l’idiot de plein fouet).
Je sais, je dis ça, je suis méchant, mais j’assume : je mange mon petit bébé communiste rôti tous les matins, ce n’est pas le moment de me dégonfler.
Faire la même chose qu’Amazon ou d’autre, déjà, ce n’est quand on y pense pas si facile : il s’agit de fournir un site web alléchant, qui permet de mettre en valeur des livres, beaucoup de livres, vraiment beaucoup, beaucoup de livres (de préférence, tous), ou alors, alternativement, de se spécialiser dans des livres qu’on ne trouvera nulle part ailleurs.
Ensuite, il s’agit de les vendre, vraiment, avec une vraie transaction et du vrai argent qui va d’une poche à une autre. Ensuite, il faut acheminer le livre en question au point de retrait le plus proche de l’internaute, ce point de retrait pouvant aller jusqu’à sa propre boîte à lettre, on n’arrête pas le progrès eh oui m’ame Ginette c’est extraordinaire c’est internet c’est la puissance du futur pour moins cher que le prix d’un abonnement Canal+, voilà où va le monde et tout ça.
Et là, déjà, on se rend compte qu’il va falloir turbiner un tout petit peu, surtout si on se réveille maintenant. Il y a 15 ans, lorsque tout le monde parlait encore d’internet comme d’un effet de mode, c’était jouable. Un site web 0.2 avec un nombre modéré de gifs animés pas trop dégoulinants, une solution de paiement à la limite du bricolage, et une croissance à deux, non, trois chiffres, et hop, l’affaire était dans le sac, moyennant le passage d’un business-angel ou deux. En 2001, Amazon existait déjà et il valait mieux être placé sur le marché qui montrait alors des signes évidents de rétrécissement.
Heureusement, paf, dans la fièvre du moment, et moins de 10 ans après, vlan, 1001Libraires est lancé ! Fruit de l’initiative vitaminée d’un libraire qui aura réussi à emmener dans sa barque plusieurs douzaines de libraires et surtout, les pouvoirs publics, le site propose des milliers de références en fédérant les libraires de France (ou leur stock, on ne sait pas trop bien).
Quel est son pitch ? Comment la frétillante équipe derrière ce projet fou fou fou va se démarquer des autres bidouilleurs d’internet qui viennent tout juste d’investir ce marché bourgeonnant ? Il suffit d’aller sur le site, page « Qui sommes-nous ? » pour le comprendre : le but de 1001Libraires (qu’on ne devra pas lire LOOLLibraires même si ça y fait penser furieusement) est, je cite, d’inciter les lecteurs à se rendre dans les librairies de proximité. Eh oui : si les gens commandent sur internet, c’est parce qu’ils ont, dans leur inconscient, une envie chatouillante et surtout le temps suffisant pour aller à l’autre bout de la ville pour chercher le bouquin qu’ils veulent.
Timing diabolique, pitch taillé au cordeau : il y a de l’étude de marché, là-dessous, c’est moi qui vous le dit !
Avec ces ingrédients de base et la volonté d’aller plus loin, plus haut, plus fort pour cogner du nez le plafond en béton armé de la concurrence, il n’a pas été trop difficile de trouver quelques millions d’euros pour lancer tout ça. Grâce à 2.2 millions d’euros de subventions et de prêts à taux zéro en provenance du Cercle de la librairie et du Centre national du livre (ne cherchez pas, c’est du public, c’est encore la République qui régale), moyennant un peu d’auto-persuasion sur le réalisme du projet, pouf, on lance le bidule techno-spatial avec trois trombones, deux élastiques et un serveur web 2.0 au graphisme qui claque. C’est ça, la magie d’internet, m’ame Ginette.
Et un an après le lancement, après une deuxième version (très coûteuse) du site qui a subi quelques ennuis de jeunesse dans sa première version, patatras, c’est la cata : plus un rond.
Tout ce pognon gratuit en provenance directe de la poche des autres, dépensé pour rien ? Ce serait surprenant dans ce beau pays qui, rappelons-le, subit une crise et une austérité sans précédents, et fait montre d’une gestion des deniers du contribuable aussi rigoureuse que tatillonne… Bien que le dépôt de bilan semble inévitable, et que tout indique que l’ensemble de l’opération a été géré absolument n’importe comment, en payant fort cher une infrastructure inadéquate, avec un business-model certes rigolo mais pas du tout adapté à la réalité de terrain, un timing résolument décalé et un pitch délicieusement contrariant, savoir que plusieurs millions d’euros sont partis en fumée est toujours délicat.
Et comme le Ministère de la Culture (dont toute cette belle tuyauterie chromée dépend in fine) vient justement de renouveler son personnel très récemment (orovoirmitéran), on a décidé que cela ne pouvait pas se terminer ainsi, mersifilipéti. Je vous rassure, pour le moment, Orélifilipéti, la nouvelle Ministre, n’a pas encore détaillé quelle serait la nature du soutien qu’elle entendait apporter à tout le secteur de l’édition dans un communiqué parfaitement sobre :
« Regrettant la disparition du portail 1001libraires, la Ministre souhaite réaffirmer avec force son soutien au secteur de l’édition et à la librairie indépendante. »
C’est déjà ça. Au moins, on le sait maintenant, Aurélie ne se tamponne pas complètement le coquillard de l’édition des librairies indépendantes. Voilà voilà. Et à part ça ? C’est très simple : une distribution de petits fours, un peu de mousseux chambré, et plein de phosphore qui bulle et de déclarations du Grand Orchestre À Vent du Ministère.
« La Ministre réunira rapidement les différents acteurs de la filière pour soutenir les libraires et relancer la réflexion sur un portail numérique commun librairies/maisons d’édition. Un des enjeux essentiels sera aussi d’accompagner les éditeurs, les libraires et les bibliothèques à prendre place sur le secteur des livres numériques. »
Accompagnement qui se traduira par, on s’en doute, quelques riches poignées de pistulons républicains récupérés sur le dos de petits moutontribuables joyeux de participer ainsi à la bonne santé d’un nombre très limité de personnes (dont un ou deux traiteurs et un sommelier, soyez-en sûr). Au passage, on appréciera la fine analyse économique post-mortem de la ministre, qui écrit, dans son communiqué et au sujet de 1001Libraires :
« C’est un coup porté à tous les libraires indépendants partenaires de ce projet. Fragilisées par de faibles marges, par la concurrence d’un géant de la vente en ligne et par la récente augmentation de la TVA de 5,5 % à 7 %, les librairies indépendantes s’étaient engagées dans une démarche ambitieuse de médiation numérique »
Eh oui : le méchant géant n’a rien fait que nous embêter à être sur le marché depuis 10 ans et faire mieux que nous ce que nous proposions. Voilà qui est très vilain de sa part. Et puis, Orélifilipéti a compris que la TVA (gérée par le gouvernement) avait en partie enterré une initiative dans laquelle le service public (par le truchement d’un de ses Centres Nationaux) avait mis des ronds. Quand le Public fusille le Public avec décontraction, c’est toujours goutu, non ?
Bref, on le devine ici à demi-mots, mais l’affaire semble claire : même si on ne s’amuse pas toujours autant qu’on le souhaiterait avec l’argent des contribuables, tant que le robinet n’est pas fermé, il n’y a aucune raison de s’arrêter.
Si 1001Libraires a déjà coûté une fortune, rassurez-vous : ce n’est pas fini.