Pendant que nous finalisons notr
Vladimir, le temps du secret.
Depuis quelques instants, le castelet s'agite de la présence des personnages que depuis plusieurs minutes, le public accompagne, au fil du « dernier spectacle des Grizbatoruc ». La tension est palpable, l'agitation aussi dans cet avant-spectacle. Chacun doit se préparer, se maquiller sauf si l'heure du refus arrive.
Une première distorsion temporelle opère devant et avec la complicité du public puisque la réalité spectaculaire est bel et bien commencée. Le spectateur est pris dans le récit qui le mène dans l'avant-spectacle, sans savoir si ce qui se joue est le dernier spectacle des Grizbatoruc ou son annonce. L’ambiguïté du titre se révèle. Le dernier spectacle des Grizbatoruc est-il celui que l'on voit ou celui dont on nous promet la venue, le commencement mais que l'on ne verra pas ? La mise en spectacle sera donc le temps de révélation et de rupture de cette famille théâtrale qui n'est plus.
Un parallèle mental agite les silhouettes des « Ménines » prises aux regards des spectateurs, et l'énigme que pose la scène. Devant l'œuvre, la question n'est pas de savoir qui se reflète au miroir comme il ne l'est pas de savoir ce qui est vrai du spectacle face au castelet mais de connaître ce que peint Vélasquez à la surface de la toile.
La toile, de dos, est-elle le portrait en couple du roi et de la reine ? Ou le tableau même des « Ménines » ?
De même, le dernier spectacle des Grizbatoruc est-il une forme cadrée qui doit se donner ou le spectacle de ce groupe, de cette famille qui se révolte, qui comme le veut la formule familière, se donne en spectacle ?
D'évidence, le spectacle est celui de la rupture, de la déchirure comme il est évident que ce que l'on admire de l'œuvre de Vélasquez sont bien les « Ménines » et non l'hypothèse de son tableau de dos.
Par ce pas d'écart, le public est mis d'emblée devant le fait que ce qu'on lui énonce est feint. D'emblée, le public ne peut adhérer au propos de Vladimir : son discours est et sera vain. Du moins, le doute s'insuffle. Vladimir n'est pas ou non uniquement ce qu'il dit être au public.
Il revient, alors, à l'auteur de prêter voix à l'un de ses personnages, de fait, à Maricia pour chuchoter un éclaircissement. La voix basse marque la confidence, le sceau du secret mais souligne la crainte qu'inspire Vladimir, bien qu'il soit assoupi, ce qui conforte sa position de tyran.
La révélation du secret inverse alors, à nouveau, la temporalité du spectacle et celle du spectateur. D'un coup, le discours évoque, éclaire un fait que le public ignore et qui, n'en étant pas témoin, le positionne dans le passé.
Dans la tradition théâtrale, dont est issue pour partie la marionnette, l'auteur aurait engagé Maricia dans un long aparté, un long monologue avec le public. Une tirade qui évoque le passé, dans le respect de la règle des trois unités, d'action, de lieu et de temps.
Le respect de l'unité d'action serait dans la logique narrative de la confidence de Maricia. Elle est utile à la compréhension de ce qui se déroule sous les yeux du public. Le lieu resterait celui des coulisses du spectacle, Maricia se tenant dans le lieu initial du récit.
Unité de temps, quand bien même si le secret relève du passé, son dévoilement serait celui du présent de son énonciation, de la scène.
Mais le décalage avec le respect classique de l'unité vient de la liberté prise par l'auteur de contourner, de fléchir par la modernité de ses héritages, métissages. Le monologue se fait non en évoquant des images mais en faisant images. Dès lors, le propos de Maricia s'image, donne à voir et la règle s'étiole .
L'unité d'action se dédouble, elle se « ventriloque » puisque Maricia parle, livre tout en énonçant des faits se déroulant dans le passé. Maricia se fait la voix de ces personnages qui s'animent à l'écran comme à la paroi. Dans la caverne qu'est le castelet, les ombres oscillent au chuchotement du récit de Maricia.
Enfin, le temps, malgré le monologue en direct de Maricia, implose par l'image, l'unité du temps du théâtre classique. Le spectateur assiste à la divulgation d'un secret tout en se projetant dans un retour en arrière, qui, simulé par le théâtre d'ombre, relève toutefois davantage d'un flash-back, et donc du cinéma plus que du théâtre.
L'auteur transgresse la règle par l'originalité de s'abstraire de sa tradition, de l'histoire de son art. La marionnette à gaine ou le théâtre d'ombres ne connaissent pas le passé.
L'invention majeur de ce passage, son traitement est un acte fort d'écriture et de création. Le théâtre de marionnette, la manipulation peuvent le passé pour donner les clefs du présent.
Le présent s' « interrompt » pour mener le public dans le passé de Vladimir, plaçant le spectateur dans une narration cinématographique et physiquement dans le même rapport à l'écran de théâtre d'ombre qu'à celui de cinéma. L'aparté au public se fait par l'image mais avec la voix et présence in de Maricia.
Voici donc, le public face aux ombres qui se découpent à la toile. Le regard se concentre, se laisse prendre par le récit. Pourtant, un choix plastique vient d'opérer et va contribuer à faire basculer le spectateur de l'adhésion à l'empathie pour Vladimir et son vécu. Les silhouettes qui s'animent sont de contours humains. Elles ne sont pas celles des personnages, marionnettes que le spectateur accompagne depuis l'ouverture du spectacle. Le transfert permet une identification plus forte du public aux personnes évoquées et mobilise dans la mémoire collective bien d'autres images en connections historiques et émotionnelles. Cette articulation mentale du récit à l'historique, du récit à la grande histoire comme on dit, met en tensions le particularisme du vécu de la famille des Grizbatoruc.
Le flash-back sert le récit, la partie pour le tout, tout en paradoxalement élargissant à un vécu universel : « en ce temps là, le monde était malade. » L'esprit du spectateur établit le lien avec le non-dit universel de la guerre, de la déportation voire d'un génocide. L'auteur a fait le choix de ne pas forcer le trait. Vladimir n'est pas enfant lors des événements racontés, ce qui évite un doublement d'empathie inutile. Il n'y a pas de date, de pays nommé, ni de bourreaux désignés.
Les soldats sont des silhouettes repérées dans leur fonction militaire mais non leur armée. La silhouette du costume ne fait pas l'uniforme. Ce comme dans la toile « Tres de Mayo » de Francisco de Goya, où le peloton d'exécution est sombre, compact, menaçant. Il est en opposition avec le groupe des victimes mis en lumière, ayant traits et visages là où la soldatesque n'est que masse. L'anonymat du groupe militaire confère à l'universel de l'acte de barbarie. L'anonymat des militaires arrêtant la famille des Grizbatoruc font des Grizbatoruc les victimes possibles d'une déportation, d'un génocide tel que peut les générer n'importe quelle dictature rendant « le monde malade », n'importe quelle dictature d'hier et d'aujourd'hui.
Le flash-back permet au public de découvrir le passé de Vladimir, de l'infléchir par compassion, sympathie pour lui. Momentanément. Le flash-back achevé, la sortie du théâtre d'ombre comme de la salle de cinéma reconnecte à la réalité, celle d'une troupe d'artistes en coulisses, avant le levé de rideau mais au bord de la rupture, de dénoncer Vladimir comme tyran. Il faudra deux autres créations à cette trilogie pour permettre de comprendre pourquoi on en arrive là.
L'auteur accomplit là, un dernier contre saut temporel en signifiant que le spectacle annoncé le dernier n'est que le premier, que plus qu'à la fin le public est au début de l'histoire.
Les deux autres opus placent le spectateur dans un flash-back tacite au regard de ce premier contact avec les Grizbatoruc, Vladimir et la troupe. Qui est réellement qui ? Vladimir reste en suspend, entre deux sentiments : la sympathie et l'inquiétude, voire le rejet. Ce qui confère, à ce personnage, la complexité de sa personne.
le dernier spectacle des Grizbatoruc (extraits... par blalar