Préface en prose (1942)
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage –
il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
- alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi, plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire. Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure, elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre
- avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement.
(L’exode 1942)
Avons-nous avancé assez dans l’apparence
assez vu cette vie couler, couleur de vitre,
nous nous sommes blessés aux choses d’outre-monde
portes fermées, ô visions -
c’est la même chanson stupide et décevante
le même espoir avec des sources dans la voix
a même inexplicable envie d’un sanglot
dont on ne sait que faire.
Tous ces cheveux tombés et ces cils et ces ongles
laissés derrière nous, veux-tu qu’on s’en souvienne,
La nuit est là. Le monde meurt,
et la forêt est pleine de craquements nouveaux.
Ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
- vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? Le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables. Et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ? en quel siècle ?
La Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Nous n’avons rien à dire aux ombres
qui ont cherché refuge en nous
elles parlent si bas qu’on ne les entend pas
elles parlent une langue étrangère, inconnue,
elles donnent des fêtes énormes
et parfois en ouvrant une porte
sur un escalier sans issue
un air nous envahit, délicieux, absurde,
qui n’est certes de nulle part.
****
Ce n’était pas de l’étonnement, mais peut-être
une sordide angoisse
qui m’avait fait pousser dans ce faubourg d’orties
juste au moment où l’on y ramassait le ciel.
Je n’y avais jamais été que je sache
je ne pouvais savoir s’il existait vraiment
en avais-je rêvé ?
mais je savais maison par maison tous les noms
des habitants et leurs commerces,
le nom des gosses et ceux de leurs anges gardiens
- je m’y intéressais surtout
à une femme enceinte qui devait loger là
ou à quelque émigrant revenu d’Amérique -
- je n’étais pas fixé…
l s’attachait à eux je ne sais quelle idée
qu’il me fallait tirer au clair
de trésor enfoui, d’enfances fabuleuses,
de meurtres impunis
et d’une fin du monde absolument MODERNE.
*****
II y eut autrefois des choses sans musique
des pays qui fondaient comme un fruit dans la bouche
des étés haletants
des silences plus frais que neige
des êtres qui entraient en nous et qui sortaient
sans qu’on s’en rendît compte,
nourritures, paresses savantes, jus d’oiseaux
idiomes heureux, échanges,
de sorte qu’on était ce qui entrait en nous
parfois un cil, parfois un ange
parfois un baobab où la hache faisait
des blessures délicieuses
et quand, souvent, des femmes ou des sangsues roses
se collaient à nos corps
on éprouvait soudain la joie d’être mangé
et le délice affreux de devenir un autre.
Ces choses n’avaient ni commencement ni fin
cela ne finissait pas d’être
pas un trou, pas la moindre fissure
pas un visage lézardé !
les hommes se tenaient coude à coude, serrés,
comme pour empêcher qu’on y passe
pas une absence entre deux vagues
pas un ravin entre deux mots
pas un passage entre deux seins
lourds, gras,
et pourtant au travers de la muraille lisse
quelque chose suintait
l’écho ranci d’une fête étrange, une sueur de musique,
les gouttes d’un sang frais qui caillait aussitôt
sur la peau morte du monde.
Je n’ai jamais rien compris à ces mélanges
j’entrais et d’autres sortaient,
puis d’autres qui tournaient autour du crépuscule
ou se penchaient sur les saisons
et nul ne se doutait que ce n’était pas là
la terre ferme,
que l’océan n’était pas un jardin suspendu
j’entrais à tout instant dans la vie des autres
et j’oubliais de fermer les portes après moi
chacun portait en lui un monde doux et tendre
des coins où l’on était surpris par la douceur
je n’avais pas de nom, comment s’appelaient-ils ?
C’était si bon de ne pas avoir de figure,
si bon d’être poreux, ouvert,
qu’à l’heure de dormir chacun
se disait en rêvant : – que sera-t-elle encore
cette grande journée, sans dieu, du lendemain ?
******
Je ne suis pas le pilote
de ce bateau que les aubes ont lavé à grande eau -
et les soirs. Je n’ai pas
le droit de commander aux houles
ni mettre de côté
un peu d’écume pour mes vieux jours. Toutes ces autres
écumes, les mouettes,
obéissent à d’autres regards. Je n’ai pas,
voyageur toléré sur le pont, en partage
avec vous, que le droit d’être jeté dessus
le bord, à l’achevé du cycle. De ce droit
ce n’est pas mon dessein d’user. Je vous respecte
marins et vous pilote,
je vous serre la main, commandant. Sur ce pont
vous êtes tous chez vous. Oui, mais moi-même
je ne suis pas d’ici
et me laisse laver par les aubes. Je triche.
Je ne partage pas votre vie. Ma sueur
ne se joint pas à votre travail. Mon visage
est loin. Oui, mais le soir
sous la lampe j’exprime le jus de la journée
sous mon pressoir. Le temps est fini. On commence
un autre voyage. Mais là
nous voyageons ensemble
dans un poème dont je suis le pilote
en un temps, en un temps où il n’y a pas de temps.
****
N’est-il rien qui pût nous apaiser ?
un peu de neige aux lèvres des étoiles,
un peu de mort donnée en un baiser ?
Moi-même dans tout ça – Qui donc – moi-même ?
Fondane (Benjamin) Navigateur -
Il traverse à pied, pays, poèmes,
le tourbillon énorme d’hommes morts
penchés sur leur journal. La fin du monde
le retrouva, assis, dans le vieux port* –
jouant aux sorts.
Regarde-toi, Fondane Benjamin –
dans une glace. Les paupières lourdes.
Un homme parmi d’autres. Mort de faim.
1943
Cette petite fille est morte, adolescente,
à New York dans une clinique ouvrière,
qui mêle ses tresses aux miennes
sur une vieille passerelle qui seule a subsisté
d’un univers anéanti, quelle rue, quelle ville, quelle année ? située à peine par une odeur
de vieilles gens en train de devenir fantômes
- La Terre avec ses longs méridiens sur le dos
- tournait. Mais était-il vraiment de cette terre
qui tournait ce pays profond, moelleux
où nous nous avancions les yeux ouverts
séparés, confondus
dans ce falot fouillis de fées
qui grinçaient sous le poids de nos orteils légers ?
Était-il donc de cette terre ce pays évanoui
mangé par les fourmis, le vent
et dont je suis le seul voyageur revenu ?
Il vient sans être vu sur des chevaux de bois
le tremblement de terre
et nous entrâmes dans un continent nouveau
tant de rues tant de portes
on trouva l’un de nous dans les objets perdus.
Elle est morte du mal d’un drôle de pays
qui n’avait figuré jamais sur une carte.
Elle est morte, la tête tournée vers le Sud
l’adolescente – car la petite fille était morte
depuis longtemps. Elle s’appelait Caroline
C’est un-nom-qui-n’dit-rien…
****
Un enfant est né
une femme est morte
Comme tu sanglotes
Méditerranée !
La mère a crié
le père a prié
le Temps est passé
à côté de l’heure.
De l’éternité
un enfant est né.
Quelle saison calme
dans l’esprit vaincu !..
Que suis-je, qu’es-tu
au bord d’une larme ?
****
J’avais crié mon nom en montant l’escalier
et maintenant que des portes s’ouvraient
à chaque étage, ou se refermaient devant moi
que je pouvais entrer partout
avec mon songe
ou avec d’autres clefs que je portais sur moi,
dans des appartements merveilleusement vides
des pièces habitées par des esprits dormants
ou dans d’autres encore toutes pleines de nus,
cette angoisse me revenait insupportable :
« Avait-elle entendu mon nom ? devinait-elle
pourquoi j’étais monté dans l’escalier ? à pas de loup
était-elle sortie en chemise de nuit
dans la rue, pour crier à qui voulait l’entendre
le merveilleux secret – que je n’avais pourtant confié à personne ? »
J’avais crié vers Toi. Ai-je crié trop fort ?
ou n’ai-je pas assez crié ? avec assez
de foi ? car le désastre tomba. Je le savais.
Il était enfoui en moi depuis longtemps
je le portais en moi. Je l’avais mûri
et maintenant il se détachait en moi comme un fruit mûr
le fruit réel d’une idée.
As-tu jeté un seul regard ? La route était
sous ton œil. J’y étais, bien sûr, sur cette route.
Villes
Le silence coula sur mes mains
c’était un orage de sable
la ville était pleine de sable
où donc étaient-ils les humains
j’avais beau courir dans le vide
suivi lentement de mes pas, le vide était plus plein
qu’une poitrine gonflée qui fait sauter les pressions,
le vide était si plein, j’avais si peur qu’il n’éclatât
que soudain j’ai pensé qu’il me fallait crier
ressusciter la vie
souhaiter le sifflet des bateaux, des sirènes d’usine
la rumeur des meetings, des fleuves de glace qui cassent
sous la poussée du printemps, les vitrines brisées des grèves générales, le bruit
strident des rémouleurs aiguisant les ciseaux, les couteaux, la criée des poissons dans les halles, les plaintes des marchands d’habits,
des rempailleurs de chaises, des pianos mécaniques et des musiques perforées.
Je vous appelais du fond terreux de mon angoisse
sonorités des étameurs, des camelots, ô chansons nasillardes
des marchandes de quatre-saisons qui font au printemps maladif
l’opération césarienne -Et peu à peu je vis céder mon insomnie
mes oreilles bourdonnaient, une sorte d’âcre paix, une paix nauséeuse,
pénétra dans mon sang avec une vieille odeur de draps
et mon sommeil ouvert comme une bouche d’égout
buvait les cantiques pieux des machines à coudre,
le ronflement régulier des tuyaux de vidanges, le souffle léger de la vie qui monte et qui grince, ô poulie !
Le bruit de plus en plus fatigué de la vie.
Refus du poème
Les filles du chant sont venues :
- ” Veux-tu de nous ? Nous sommes nues,
nos lèvres sentent la lavande “…
- Je songe aux ravins de Finlande
où dorment des soldats de gel…
Les vierges de sel du poème
m’ont dit : – ” II est temps qu’on nous aime !
Nous sommes nues sous la peau. “
- Je songe aux navires sous l’eau
noyés derrière les vitrines…
Les molles putains de mon songe
me crient : – ” Lâche pied et plonge,
que les poissons sont frais et muets ! “
- Je songe aux forçats d’Allemagne :
ils sont maigres maigres sous le fouet…
Les douces mères du sommeil
me choient : ” Couche-toi ! Les orteils
dressés vers la pointe du somme.
La belle-au-bois qui dort dans l’homme
ne se nourrit que de baisers… “
- Je songe aux énormes brasiers
qui brûlent autour de la terre…
La vieille édentée de la mort
m’a dit : – ” Chaque cheval a son mors.
Ton lot sur terre est la mort lente.
Que ça te déplaise ou non, chante !
Nul être n’a droit au merci…
À quoi penses-tu, ombre vague ? “
- Ô très chère, je songe à Prague !
Je n’entends pas, je n’entends plus
les prières de ses synagogues…
(1943)
Tout à coup
J’étais en train
de lire un livre
quand tout à coup
je vis ma vitre
emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres
Oui, il neigeait.
La folle neige !
Elle tombait
tranquille et fraîche
dans le cœur tout troué comme un filet de pêche.
C’était si bon !
et j’étais ivre
de ces flocons
heureux de vivre
que ma main oublieuse, laissa tomber le livre !
En ai-je vu
neiger la neige
dans le cœur nu !
Ah Dieu ! Que n’ai-je
su garder dans mon cœur un peu de cette neige !
Toujours en train
de lire un livre !
Toujours en train
d’écrire un livre !
Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre
(1944)
C’est toute la douleur du monde
qui est venue s’asseoir à ma table
- et pouvais-je lui dire : Non ?
Je m’étais fait si petit,
une petite chenille, et j’ai éteint la lampe
- mais pouvais-je savoir qu’elle mûrissait dedans
et pouvais-je m’empêcher qu’elle sortît un jour,
une chanson entre ses ailes ?
J’ai dit à la douleur du monde
qui s’est couchée sous mon ventre :
N’ai-je pas assez de la mienne ?
Vois : j’ai ma propre soif !
On ne peut pas toujours demeurer une chenille
la terre m’est rugueuse au ventre
elle me fait mal votre terre
je suis né pour voler…
D’un bond je lui tournai le dos -
mais elle était déjà dans mon songe.
- Est-ce mon sang qu’elle voulait ?
J’ai dit la douleur du monde
- C’est une ruse, une sale ruse.
Voilà que tu chantes en t’en allant…
-Mais à ma place, dites, l’auriez-vous oubliée ?
(1944, Au temps du poème)
Élégie
Je me suis déchaussé pour entrer dans la maison
du passé, j’ai ouvert le piano aux dents jaunes
j’ai essayé ma voix comme un couteau cassé
ce n’est rien. Je vous dis que ce n’est rien. À peine
un souffle qui pourrait éteindre une bougie
un cœur usé qui craint les escaliers raidis
une main qui tâtonne pour trouver une clé
qui n’ouvre rien qui ne soit déjà ouvert depuis
longtemps, une molle jambe qui fait sur le tapis
des traces.
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Sur Benjamin Fondane
Benjamin Fondane L’odyssée existentielle
Société d’études Benjamin Fondane
Benjamin Fondane à l’avant-garde du cinéma