Il y aurait deux manières de rendre compte de la Biennale de Berlin (jusqu'au 1er juillet), la première en empathie avec les objectifs révolutionnaires du commissaire Artur Zmijewski qui a construit sa biennale plus comme un ferment activiste que comme une série d'expositions. Au rez-de-chaussée de KW (ci-dessous) ou dans l'église Sainte Elisabeth, je me croyais revenu à la Sorbonne de mes vingt ans : occupation des lieux, slogans au mur, liberté de création; rien qui accroche l'oeil, mais un bordel ambiant qu'on peut trouver réjouissant ou énervant. Dans le même registre, la conférence de presse d'ouverture (à laquelle je n'ai pas assisté) a été une tribune pour les Indignés de divers pays, au grand dam de certains journalistes.
Et puis, on peut essayer de regarder les oeuvres montrées ici de manière plus classique, mais aucune d'elle ne laisse indifférent, toutes nous questionnent, nous touchent, soulèvent des questions morales ou politiques. A l'entrée de KW, cette énorme clef de métal est posée au sol, couverte de graffiti : j'étais il y a deux mois avec ma fille au camp de réfugiés de Aïda, à Bethléem, juste au pied du mur de l'apartheid (à côte duquel le mur de Berlin semble bien peu de choses) et l'arche à l'entrée du camp n'était plus surmontée de sa clef, en route vers Berlin. Pour les Palestiniens victimes de l'épuration ethnique de 1948, la clef est le symbole du retour, rêvé et impossible, mais toujours présent. Après moult débats, ceux de Aïda ont accepté de prêter leur clef : elle est là pour que nul n'oublie (la crainte est que les Israéliens interdisent son retour). Curieusement, dans un autre bâtiment de la Biennale, Deustchlandhaus, se trouve une préfiguration de la Fondation "Fuite, expulsion, réconciliation" qui commémore un fait historique dont on parle peu officiellement, l'expulsion de 14 millions d'Allemands depuis Pologne, Russie et autres pays d'Europe de l'Est vers l'Allemagne après 1945. 14 millions, c'est, avec la partition Inde-Pakistan, le plus grand déplacement de réfugiés de l'histoire. Cette Fondation ouvrira l'an prochain dans ce bâtiment une exposition de mémoire collective. Quelques objets y sont déjà rassemblés (vue partielle de l'exposition ci-dessous), dont, ci-contre, ces clefs de la maison de Paul Rohrmoser à Königsberg (Kaliningrad), expulsé en 1945 avec sa famille, qui n'en a conservé que ces clefs vecteurs de mémoire en dépit de l'histoire officielle. A un autre étage de Deutschlandhaus, des acteurs amateurs rejouent devant un public amusé des escarmouches entre soldats allemands et polonais, ce n'est plus que du théâtre, l'histoire semble close. Un peu plus loin, même défi à l'histoire, près de Checkpoint Charlie, une rue est barrée par un mur couvert de graffiti, interdisant le passage (Nada Prjla).
De retour à KW, outre le congrès du Mouvement pour le Retour des Juifs en Pologne de Yael Bartana qui eut lieu il y a quelques jours (et dont il faudra lire les actes, comme d'ailleurs le recueil de textes de la Biennale), on trouve dans les étages quelques pièces intéressantes. La reconstitution (ci-dessus) du studio de Miroslaw Patecki, sculpteur d'une tête de Christ gigantesque en polystyrène, le film Berek d'Artur Zmijewski où hommes et femmes nus jouent au chat dans une ancienne chambre à gaz, la salle Breaking the News montrant des vidéos de mouvements protestataires, et le tampon palestinien de Khaled Jarrar (et ses timbres palestiniens, que la Poste française a, elle, refusés) attirent l'attention. Une des pièces les plus fortes est la forêt de drapeaux des mouvements désignés comme terroristes, pour lesquels Jonas Staal veut organiser un congrès (maquette ci-dessous devant la pièce de Teresa Margolles au mur du fond) : qui est terroriste ? qui définit ce qui est terroriste et ce qui ne l'est pas ? comment passe-t-on du statut de terroriste à celui d'homme d'état (il y en a tant eu : De Gaulle, Ben Bella, Sharon, Begin, Arafat, Tito,...) ? Pour traverser la salle, on doit naviguer entre les drapeaux suspendus, être caressé par leur tissu doux, se laisser contaminer en quelque sorte.
Ailleurs dans la ville, Lukasz Surowiec a planté des jeunes bouleaux qui proviennent de la forêt d'Auschwitz Birkenau, qui ont poussé dans la terre des morts et qui reviennent hanter Berlin. Berlin, ville de mémoire par excellence, ville où les crimes du passé sont toujours présents (quelle leçon ce devrait être pour d'autres peuples incapables de revisiter leur passé, massacres de Sétif ou de Deir Yassin, entre cent autres exemples). Oui, mais pas tout à fait : à quelques centaines de mètres du très connu Mémorial à la mémoire des Juifs victimes de la Shoah et du cube de béton d'Elmgreen et Dragset à la mémoire des homosexuels victimes du nazisme, mémorials officiels, se trouve, entre le Reichstag (derrière le feuillage, tout proche) et la porte de Brandebourg, une baraque de chantier ceinte de grillages, inaccessible, que nul ne remarquerait si n'était fixée aux grilles une affiche de la Biennale. Ce devrait être le mémorial à la mémoire des Roms et Sintis eux aussi victimes d'un génocide nazi, eux aussi exterminés, mais, eux seuls, oubliés de l'histoire. Ce monument, commissionné il y a plusieurs années à l'artiste israélien Dani Karavan, a été bloqué par diverses disputes peu claires : le 2 juin, la Biennale organise une manifestation pour qu'il soit achevé, pour que cette tache noire mémorielle ne soit plus occultée.
Cette Biennale nous fera-t-elle oublier la peur ? Je crois plutôt que c'est en nous souvenant de la peur que nous saurons mieux la dominer, des Roms aux Palestiniens, des camps de concentration à l'homophobie, et de ce point de vue, la trilogie de Yael Bartana est exemplaire : dommage que la Biennale ne la montre pas pendant toute sa durée.
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