Philojazz (3) : au souffle de la pensee

Publié le 30 mai 2012 par Parent @LEGOBALADIN
CHATS, NOCTURNE, AFRIQUE, AMOURS, NOSTALGIE ...

RICHARD GALLIANO :
" CHAT PITRE "
   Quel est cet animal malicieux, insaisissable, qui se promène au fil des notes d’une ballade jazzée ? Un accordéon et une trompette bouchée entament sur scène un dialogue feutré, ludique et félin. Les deux instruments à vent, remplis de mystères et d’espoirs éoliens, échangent leurs airs complices et nous délivrent un récit léger sur la pointe des pieds, sur la pointe des pattes. Car c’est bien un chat qui traverse le clair-obscur de la scène, de son allure souple, domestique et narquoise. Divinement aguicheur, le matou fait le pitre. Le Chat-Pitre.   L’animal et son ombre, l’accordéon et sa trompette, jouent à défiler la bobine en se la renvoyant, rôdant subtilement autour de ce toton improvisé, en déployant l’air exquis du chat qui se lèche les babines et nous coule un regard de velours. Si l’animal est à croquer, l’air est à siffler, à siffloter, plaisir dont ne se privent pas – discrètement – les musiciens. Tout est moelleux dans cette pièce : air simple, léger, ténu comme un vent matinal, que chaque musicien distille sur la pointe des touches, comme avec la saveur des instants de charme. Paolo Fresu à la trompette bouchée, Richard Galliano à l’accordéon. (...)  
La « persona »grecque, théâtrale à l’origine, exprime le « masque » de chacun où l’on retrouve le « moi » et le « ça », le rôle social et le soi-même. Avec la biométrie contemporaine, on atteint les limites du masque en tentant de « naturaliser » l’identité. Une puce minuscule posée à même le doigt s’assure d’une identité désormais infalsifiable. Le passeport biométrique représente le sommet de la quête d’une identité : absence de visage et déconstruction savante d’une personne en empreintes digitales, codes génétiques et mini-puces ; on culmine dans l’impersonnel avec l’anonymat absolu. Il faut aller au-delà pour commencer la quête du moi, de moi à moi, de moi à soi ; pour me saisir moi-même comme un objet, à la façon dont je me perçois dans un miroir. (...)  
THELONIOUS MONK : " ROUND ABOUT MIDNIGHT "      Un pianiste noir en costume lamé, coiffé d’un drôle de bonnet en coton. Quelques notes se détachent avec clarté, une clarté nocturne, hors de notre temps. Et aussitôt, c’est tout le corps du musicien qui se met en mouvement. Marionnette animée de l’intérieur par une musique qui l’inclut et le dépasse à la fois. Les doigts bondissent, entre applications calculées et atermoiements élégants. L’introduction annonce une harmonie colorée, peuplée de ces chromatismes inattendus qui marquent la suspension propre à la rêverie, aux dérobades entendues.   La préface finit d’annoncer la couleur, se ponctue d’hésitations qui marquent le pas du chercheur de cap, et lance l’intervention discrète de la section rythmique, contrebasse et batterie. Le tempo se veut lent, apaisé, c’est peu de le dire : il se balade comme un battement de cœur au repos, un petit père tranquille qui vaque à ses occupations, l’esprit ailleurs. Le pianiste, lui, a décidé de s’emparer de l’espace sonore pour déployer une composition sophistiquée que ses deux mains tricotent, parfaitement en accord, en suspension au-dessus des touches du piano. Accords plaqués, montées et descentes de gammes ponctuent des interstices de silence : une paix nocturne se glisse entre les notes, subtile comme les arabesques d’un oiseau qui sautillerait délicatement sur la glace d’un lac gelé. (...)
   Comment mieux coordonner, raccorder toutes ces temporalités locales éparpillées, qu’en faisant appel à la philosophie ? Cette dernière plaide pour la survivance du temps, sa suspension pensée quand on ne le voit pas. Elle essaie de réfléchir à ces zones de déconnexion où le raccord se fait mal, de poser la question des points aveugles : que se passe-t-il dans tel pays d’Afrique dont l’actualité ne parle plus aujourd’hui ? Il s’agit de distinguer le temps commun, familier, des horloges, du temps subjectif, plus ou moins vécu, celui des consciences. La philosophie permet au fond de poser cette question simple : que signifie coexister quand on n’est pas en train de construire un temps commun ? (...) 
MICHEL PORTAL : " MOZAMBIQUE " 
    Un souffle voyageur qui installerait une transe de l’éternel départ. Un immense jeu lunaire tournoyant sur lui-même, sans fin – mais non sans finalité – à la façon de la ronde gracieuse des astres mimant leur balade aérienne. Mozambique, musique planétaire, cosmique.   Un air maritime, souffle de brise chargé d’embruns du large. Musique de vents qui courent, invisibles et puissants, colonisant l’atmosphère de leur sauvage présence. Une corne de brume, venue de nulle part, laisse entendre sa plainte lointaine, répète un motif sans fin, ponctué par une légère cadence métallique frappant la mesure ternaire propre au jazz. Une « marine » s’esquisse, toile des espaces entre cieux et nappes aqueuses. Marine mouvante, animée d’un mouvement continu, improbable, qui nous laisse en attente. Mozambique, musique maritime. (...)
       Quelle philosophie pour exprimer cette force des métissages ? Celle de Baruch Spinoza, le « Prince des philosophes », penseur éclairé du XVIIè siècle hollandais, auteur d’une Ethique courageuse qui l’opposa aux intransigeances de ses contemporains : exclu de la communauté juive d’Amsterdam, il partagea son temps entre le polissage des verres d’optique et la méditation philosophique. « Penser mieux augmente le degré d’être », suggère son panthéisme tourné vers la compréhension du monde et une forme de sagesse menant à la liberté. Soumis aux polémiques vaines d’opposants ultras, Spinoza trouvera une reconnaissance posthume, grâce à Hegel entre autres, qui considère que tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza.   Si une pierre tombée d’un toit tue quelqu’un, pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?!... Poser des questions est sans fin. S’appuyant sur le jeu des pourquoi, familier des enfants, Spinoza laisse entendre que cette question n’est pas la bonne. Car remontant ainsi la chaîne des causalités, nous en arrivons à nous réfugier dans la volonté de Dieu, c'est-à-dire dans… l’ignorance qui accompagne les causes surnaturelles. (...) 
"COLEMAN HAWKINS : " THE MAN I LOVE " 
   The Man I love. L’histoire d’une rencontre. En trois temps, trois mouvements. La force d’un récit amoureux qui développe ses envoûtements sur 5 minutes 22 secondes précisément, de son début à sa conclusion heureuse. The Man I love, standard lumineux qui élève l’expression musicale à son apogée grâce à la ferveur peu commune de musiciens en état de grâce.    Cela commence par une introduction au piano : un swing indécis, curieux, fureteur, développé sur un tempo alerte, léger et serein à la fois. Une mélodie circulaire de la quête, de l’approche, de la capacité à s’étonner. Le phrasé révèle un air de liberté : la rencontre se fait dans l’évidence d’un hasard, dans l’imprévu des attitudes disponibles. Légers de tout désir a priori, les futurs soupirants sont prêts à tous les enchantements. Ne reconnaît-on pas les sortilèges les plus fous à leur évidente absence de calcul ? Le piano subtil témoigne de ces deux minutes magiques où la rencontre advient. Simplement.      Sommes-nous impuissants devant les passions ? interroge la philosophie. Descartes nomme « passions » toutes les affections de l’âme résultant de l’action du corps sur celle-ci. Les passions ne dépendent pas plus de nous que les mouvements de notre respiration ou de la circulation du sang ; il n’est pas en notre pouvoir de les contrôler. Les confondant souvent avec nos volontés, nous ne savons même pas que nous sommes sous leur influence. Plus les passions nous agitent, plus nous les ignorons de fait. Descartes fait de l’exercice de la vertu un souverain remède contre les passions. Bien que mise de côté, notre volonté peut toujours reprendre l’initiative, résister et maîtriser la passion. D’abord en faisant l’effort de la connaître, puis en ménageant une place à la générosité de l’âme : c’est l’usage de la vertu qui nous permet la maîtrise de nous-mêmes. « Les Passions de l’âme », un traité d’éthique qui prône la volonté… de vouloir ! Chez Descartes, la vraie générosité suppose une juste connaissance de soi, de sa liberté, et la volonté de l’utiliser au mieux pour juger du bien et du mal. Force du Cogitocartésien. 

BILL EVANS : " GLORIA'S STEPS " 
   Ambiance de club, confidentielle, feutrée. Chaude intimité d’une ballade menée sur un tempo medium lent. Swing discret du trio piano / basse / batterie, figure classique de la musique afro-américaine. Les musiciens aiment y pratiquer de l’intérieur l’art subtil de la conversation. En quête de l’émotion pure d’un dialogue qui invite à la contemplation.    Aussi chaleureux qu’aéré, ce jazz de chambre fait naître une musique entre utopie et réalité, où le partage se veut exigeant. Ce qui se dit alors donne jour à ce qui se voit, se devine, et rend le présent intemporel. Un sentiment de quiétude rare envahit l’auditeur.   Le pianiste expose une petite mélodie, simplissime, sur laquelle il se met à broder nonchalamment, accompagné de ses deux collègues de la petite formation qui assurent la section rythmique. Ce long solo tranquille et anodin du piano révèle une capacité étonnante du discours musical à la légèreté, lorsqu’il parvient à frôler l’intention poétique. Ce sont autant de petits cailloux que sème le soliste au fil de sa mélodie lentement égrenée, autant d’ondes qui se propagent dans l’air environnant sans pour autant le saturer, telles des spirales fugaces adressées à l’espace où elles s’évanouissent délicatement. (...)     Faut-il redouter le hasard ? Celui-ci explique-t-il le monde ? s’interroge le philosophe. Parce qu’il est temporel, notre monde est soumis aux caprices du hasard, « contingent ». C’est par hasard que la vie a surgi sur la troisième planète du système solaire. C’est par hasard encore que le croisement de tel animal avec tel autre, de telle plante avec telle autre a produit telle nouvelle espèce. Certaines causes agissent par accident. Il y a fatalement de l’indétermination dans notre monde, des événements rebelles à l’intelligibilité et, par suite, à la prévision. La vie est soumise aux phénomènes fortuits. Un homme creuse la terre pour planter un arbre : il découvre un trésor ; cet autre se rend sur l’agora pour assister à l’Assemblée du peuple : il y rencontre un débiteur qui lui restitue sa dette. Le hasard a-t-il fait les choses ?... Non, pas si simple, répond Aristote : « Ce n’est pas le hasard, mais la finalité, qui règne dans les œuvres de la nature. ». (...) 
 CHET BAKER : " MY FUNNY VALENTINE "     Voilà une musique à flanquer le blues – le vrai – à un mort de passage, à coller la guigne à un macchabée en quête de rédemption. My funny Valentine, une drôle de Valentine… qui n’a rien d’une Valentine drôle !... A moins de se lover passivement, comme elle, au creux de coussins familiers en regardant lascivement tomber la pluie.   Dans la trompette cuivrée de Chet Baker s’insinue un malaise doucereux comme un poison létal coulant lentement dans vos veines. La trompette, on n’entend qu’elle, tant elle sature le climat d’un tempo nostalgique, langoureux, « lentissime ». Lyrisme, sens de la mélodie, chaleur aussi. Une chaleur engourdie, épaisse, paresseuse qui semble appartenir à un temps sinon révolu du moins impérissable tant il peut être familier de nos humeurs maussades. Si la langueur possède un timbre, c’est à coup sur celui de la trompette de Chet. Musique impressionnante, impressionniste au sens brut où elle « impressionne ».  Confirmation de l’intéressé, en forme d’aveu inconscient : «  Dans la musique, je suis accroc à une substance. Elle n’a ni poids, ni volume, ni forme et elle est pourtant plus dense que tout ce que je connais de matériel sur terre. » (...)      Nostalgie et solitude parcourent de leur présence l’histoire des arts et de la pensée. Etymologiquement, la nostalgie c’est la douleur du retour ; une douleur qui semble toujours avoir un coup d’avance, oscillant entre celle de ne pas encore avoir atteint le lieu espéré et celle de s’apercevoir que ce n’était pas là où on voulait aller. Dans Quelque part dans l’inachevé, Jankélévitch parle d’Ulysse, héros nostalgique par excellence, le lendemain de son retour au pays natal : « Ulysse distrait, taciturne… regrette l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’être de son espoir était encore entre l’existence et l’inexistence. »La nostalgie n’est pas soluble dans les retrouvailles avec le lieu si longtemps attendu, c’est plutôt la fin de l’histoire : Ulysse a accompli et achevé un périple  – un cercle au sens propre. Seule Pénélope, en tissant au quotidien le fil des Parques, a pu croire qu’elle pourrait abolir le temps. Ulysse a vieilli, le monde a changé et nous avons changé : nous ne sommes plus nous-mêmes. Comme le dit Proust parlant de ses contemporains : « Leur vieillesse me désolait car elle m’avertissait de l’approche de la mienne. » (...)