ORDINAIRE, JOIE, VIRTUOSITE, REPUBLIQUE, COULEURS, SOUFFLE ...
JOHN COLTRANE : " MY FAVOURITE THINGS "
De la comptine à l’amorce d’une transe… Le saxophone joue trois fois le thème, ajoutant à chaque passage de nouvelles et fines arabesques : broderies brèves sur les notes aiguës, puis glissandi de plus en plus osés sur les aigus comme sur les graves. Avant que le piano ne reprenne le thème à son compte, plus calmement, livrant ses ponctuations sur trois accords égrenés, ressassés jusqu’à l’hypnose. Gagné par la contagion du saxophone conteur, le voici qui improvise à son tour sur le thème, calme le jeu, diminue de volume, semble s’effacer, expose à nouveau le thème avant de laisser place à la vibration attendue du saxophone, tapi dans l’ombre et qui vient de surgir sur la scène. La suite est à venir …« Trane et les siens (…) chevauchent des nuits barbares, ils fouillent dans les blessures vives, ils entrechoquent des cataclysmes sans nom, ils conjuguent les deux infinis du lyrisme et de la démence, invoquant, comme en quelque messe très noire, une beauté hargneuse qui ne veut être qu’excessive, ils font de la démesure la mesure de toute chose. » (...)
Blaise Pascal semble nous dire la même chose dans ses Pensées, lorsqu’il aborde le divertissement : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser … ». Le philosophe pointe la aussi la question de l’ordinaire : comment essayer de penser quelque chose que nous passons une partie de notre vie à essayer de fuir !?... Il faudrait ultimement désirer … ne plus désirer, aurait ajouté Schopenhauer. Dans la Nausée, Jean-Paul Sartre met en scène un héros qui se fixe comme règle de décrire les choses les plus simples. Roquentin dispose de tout son temps et décide d’aborder son quotidien d’une autre manière : en jouissant des objets. Plongé dans la solitude d’un jardin public, il est soudain fasciné par les racines puissantes d’un arbre et redécouvre brutalement ce que signifie « exister » : « La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste en-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leur mode d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface … Et puis j’ai eu cette illumination. Ca m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». (...)
LOUIS ARMSTRONG : " CORNET CHOP SUEY "
Cela râpe, gratte l’oreille, mais qu’importe : la joie est atemporelle. Ces échos lointains et délicieux d’un vieux disque des années 20 nous replongent dans l’époque encore heureuse où la perfection reproductive n’existait pas. La joie sait justement s’accorder du flou et n’a que faire de re-mastérisations impeccables. Elle est ailleurs, dans ce que les accents des instruments et des voix expriment, traduisent vraiment. Elle est tout entière dans ce sourire radieux, rayonnant, de Louis Armstrong, symbole éternel et populaire des origines du jazz au début du XXè siècle. Le visage-même de la joie. (...) La philosophie peut-elle initier à la joie de vivre ? Un bref regard sur l’histoire des idées nous y aide. Pour Epicure, homme souffrant, pas de philosophie du désir sans épreuves à la clé. « Quand je danse, je danse », répond Montaigne ; un art de la pause où habiter sa vie permet ce moment magique de rencontre de la pensée. Ecrivant le Traité de la servitude volontaire, son ami La Boétie en fait un exercice à ne point se mentir : selon lui, le déni de l’épreuve ne fait que redoubler la douleur. Nietzsche, quant à lui, écoutant l’opéra Carmen, se laisse aller tout entier à sa joie musicale : « La vie est douloureuse, mais rien n’interdit à la musique de la magnifier pour autant. » Comment alors surmonter la difficulté d’exister ? La philosophie nous transmet sa méthode dialectique qui permet de penser ensemble le pour et le contre. Exigeante discipline, habitude de pensée, elle est travail de réflexion critique, école d’émancipation : maître à penser, Socrate n’a rien d’un gourou. Et lorsque le travail de la raison éclaire le pourquoi de l’épreuve, l’esprit nous ramène au monde en nous détachant de la naïveté. La philosophie garde vivant notre intérêt pour l’univers, nous oblige à nous décentrer. Kant nous rappelle que nous avons le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale dans nos cœurs. Hans Jonas, lui, nous parle de notre attention au collectif et de notre responsabilité devant les générations futures. Au cœur du politique aussi s’enracine le vivre. (...)
CHARLIE PARKER : " ORNITHOLOGY " En avant pour une exploration enchantée au cœur d’une volière originale où l’homme s’amuse à imiter l’oiseau. Où la nature brute de celui-ci et l’esprit rationnel de celui-là savent se côtoyer et faire finalement bon ménage pour une rencontre (d)étonnante de la raison et de l’émotion. Qui a dit que le jazz était brouillon ?... Une brève introduction de batterie dont les quelques mesures discrètes annoncent le thème, joué deux fois par une petite formation d’instruments à vent : saxophone ténor, trompette bouchée et saxo alto, auxquels se sont joints sobrement piano et batterie (section rythmique classique). Le thème, simple, bien structuré, annonce l’intervention attendue du Bird au sax ténor : à tout seigneur tout honneur. Son improvisation est un festival de notes bondissantes ; un rossignol lançant ses trilles pour un chant céleste, complexe, insolite, conçu on ne sait où. Le Bird semble maîtriser le temps et l’espace, se veut architecte du son. (...)
A quoi joue-t-on quand on joue ? Feignant d’oublier qu’on joue, on se prend au jeu. C’est ce qui fait du jeu une « feinte passion ». Nous n’avons dès lors plus le choix : il nous faut croire au jeu dans lequel on est désormais entré. Il en va de même pour toute opération fictionnelle, comme par exemple de se plonger dans un roman en laissant de côté nos références au monde réel : cela pourrait s’appeler la « suspension d’incrédulité ». A quoi jouent, par exemple, ces Académiciens en habit lors d’un discours de réception dans leur « noble » maison ? Lambris, dorures, costume baroque, épée, bicorne, tout concourt à donner le sentiment d’un jeu social sérieux et dérisoire. Dans ses Lettres Persanes, Montesquieu y emprunte le regard étonné, candide, railleur, d’un étranger venu de loin, pour désigner ce « corps à quarante têtes »… dont il ne manquera pas lui-même de rallier les rangs par la suite ! (...)
DJANGO REINHARDT : " ECHOES OF FRANCE "
Dès les premières mesures, on reconnaît l’air de la Marseillaise. La mélodie est jouée sur un tempo lent par le violon de Stéphane Grappelli, soutenu par une section rythmique de guitares. Et soudain, un accord plaqué, puissant, intervient sèchement, avec la fougue propre aux guitares de flamenco, en contrepoint à la langueur étirée des cordes du violon. Celui-ci revient alors en faisant swinguer la mélodie, sur un tempo plus rapide, et interprète librement un couplet et le refrain de l’hymne français, facilement identifiable malgré les variations et ornements du soliste. Nouveau chorus de Django à la guitare : le Manouche prend ses distances avec la mélodie, entreprend de flâner ... (...)
De l’hymne aux vertus « nationales » à la République aux aspects « universels ». Le passage de l’un à l’autre relève de toute une histoire, de toute l’Histoire. Un récit où la philosophie a, de tout temps, su amener sa pierre à l’édifice. Un retour aux sources, en terre platonicienne, s’impose. La République de Platon fait partie de ces textes fondateurs de la pensée envisagée comme une discipline. La Cité grecque s’y met en scène, en laboratoire fourmillant de questions, d’idées, d’expériences. Le philosophe rassemble déjà dans un souci commun ceux qui animeront la pensée de sa discipline dans les siècles qui suivront, de Saint Augustin à Sartre en passant par Rousseau et Tocqueville. (...)
MILES DAVIS : " BLUE IN GREEN "
Dans le même mouvement, le saxophone de John Coltrane offre sa chaleur au climat de cette rêverie irréelle, par son jeu aussi lent, plein, de notes coulées, enfilées comme des perles de temps. Et le piano de Bill reprend ses broderies immatérielles, éthérées, jouant tour à tour legato et forte. Avant que la trompette ne tergiverse, se jouant de montées chromatiques aux aiguës, déjouant nos attentes, finissant par s’évanouir, à l’image du piano, dans une ultime pirouette vers le mutisme… Blue in green, l’une des cinq pièces de l’opus fameux A Kind of Blue (par Miles Davis et son quintette, 1959), est une musique pleine d’atmosphère, dans la veine que le titre de la pièce propose : l’espace-temps suggéré de la fusion de deux couleurs. L’instant se suspend durant les quelques minutes (3 ? 4 ?... 5’37 exactement) d’une musique claire et veloutée, dont la mélodie épurée se distend, s’étend, nous met en marge du temps. La durée d’une bal(l)ade nostalgique, à la fois libre et contrôlée, suspendue dans une temporalité absente. La capiteuse ivresse des tempos lents de Blue in green nous fait sacrifier au culte du bleu selon Miles Davis. (...) La question de la couleur traverse toute l’histoire de la philosophie : de Platon , avec sa théorie des « couleurs pures » dans le Phédon, à Wittgenstein et ce qu’il nomme la « grammaire des couleurs », en passant par Descartes, Locke, Newton, Goethe et Schopenhauer. La question de la couleur ne relève pas seulement d’une théorie de la connaissance, elle met aussi en jeu notre rapport vivant au monde dans sa totalité, à la fois perceptif, affectif, esthétique. De là découlent naturellement les questions qui se posent à notre réflexion. Les couleurs sont-elles objectives ou dépendent-elles – et dans quelle mesure – de notre subjectivité ? Le phénomène des couleurs ne serait-il qu’une illusion ? Qu’apporte une théorie des couleurs à l’analyse des œuvres d’art ? (...)
TOOTS THIELEMANS : " THE SHADOW OF YOUR SMILE "
C’est l’histoire d’une scène de séduction fameuse, d’une fascination qui se laisse traduire dans un abandon à la fois expert et spontané. Une voix fluette, entêtante, aux reflets métalliques, curieusement proche de la voix humaine, comme inspirée par elle, s’élève en touches de couleurs délicatement égrenées. Celle d’un harmonica qui plane, en lévitation, en apnée. L’harmonica de Toots Thielemans. Le minuscule instrument solo, à peine visible, tient dans la main – ou dans la poche – et voyage dans la bouche, résonne en écho, délivrant une mélodie nostalgique. D’abord des notes simples, pleines, identifiables. Puis des sons de plus en plus complexes, élaborés, à la manière d’un chant d’oiseau étiré qui garderait son parfum de nonchalance, de nostalgie. La lente, paisible, savante approche de l’introduction s’achève sur une pause qui annonce d’autres prouesses, d’autres étonnements. (...) « Resaisissons-nous tels que nous sommes, dans un présent épais et de plus élastique… » : Bergson est le penseur de l’intuition. Et s’il vante ses vertus, c’est pour mieux réinsuffler la vie aux fantômes qui nous entourent. Dans La Pensée et le mouvant (1934), son dernier texte connu, le philosophe se place en marge d’une simple magie de la pensée pour donner à l’intuition la force d’un travail, d’une activité qui irait au-delà – ou se situerait en deçà ? – de l’intelligence, et saurait saisir le mouvement des choses, leur intimité mobile. (...)