C’est une situation rare, sinon inédite : EADS et fa filiale Airbus accueillent cette semaine de nouveaux présidents exécutifs, Thomas Enders et Fabrice Brégier, le plus tranquillement du monde. Une succession soigneusement préparée de longue date, en douceur, sans interférences politiques, et qui fait intervenir de hauts dirigeants déjà en place. Thomas Enders (notre illustration) dirigeait Airbus, Fabrice Brégier en était le directeur général délégué («chief operating officer» dans l’organigramme inexplicablement rédigé en américain).
Ce mouvement au sommet, faut-il le rappeler, est lié au départ en retraite de Louis Gallois. Ce dernier, au-delà de ses grandes compétences unanimement reconnues, aura été l’homme de l’apaisement, des bons compromis, du maintien des liens très forts qui unissent la France et l’Allemagne. Des relations aéronautiques patiemment construites au fil des décennies, bâties et renforcées dès l’époque désormais lointaine du duo de Gaulle/Adenauer.
Certes, des incidents industriels n’ont pu être évités (le démarrage chaotique de la production de l’A380), pas plus que de dangereux dérapages (le sauvetage in extremis de l’A400M) ou encore des échecs échappant au contrôle de Paris et Berlin (le rejet de l’A330 ravitailleur en vol par le Pentagone). Mais il s’agit là, sans plus, des problèmes qui rythment la vie d’un groupe important, numéro 1 européen de l’aéronautique et de la Défense.
Louis Gallois, à la tête d’Airbus, ensuite co-président puis président d’EADS, aujourd’hui âgé de 68 ans, quitte sans doute ses fonctions avec le sentiment du devoir accompli. Après 10 ans passés à la tête de la SNCF, il avait quitté le ferroviaire sous les applaudissements nourris des cheminots. On souhaite qu’il en aille de même aujourd’hui, quand il quittera pour la dernière fois le siège d’EADS. D’autant qu’il laisse la maison dans de bonnes mains.
Reste le fait que la destinée du groupe n’est pas pour autant un long fleuve tranquille. Quoi qu’affirment les grands discours, les propos officiels, les rencontres avec les médias, Français et Allemands éprouvent encore et toujours de sérieuses difficultés à se placer sur une seule et même fréquence. Ils s’observent, se jaugent, il leur arrive de se jalouser et la plus sophistiquée des gouvernances n’y peut rien. On se prend à rêver à un président de directoire binational, compétent, respecté, capable de dire aux politiques qu’ils devraient une fois pour toutes s’effacer. Un personnage rare, que personne n’a encore repéré, l’opposé jusque dans les moindres détails du nouveau président qui s’installe cette semaine, l’ineffable Arnaud Lagardère.
Si la gouvernance donne des soucis, les programmes, heureusement, se portent bien. Certes, l’infernal rivalité euro/dollar pose problème tandis qu’un équilibre entre activités civiles et militaires semble plus que jamais hors de portée. C’est Airbus qui «tire» le groupe tout entier, d’autant que son essor soutenu accentue le différentiel alors que les budgets militaires continuent de marquer le pas. D’autres difficultés attendent une solution qui ne peut venir des industriels eux-mêmes, à commencer par le manque criant d’ingénieurs. Il en résulte des contraintes d’un genre nouveau.
Fabrice Brégier s’interroge par ailleurs sur la capacité des sous-traitants et fournisseurs d’Airbus à suivre des augmentations de cadences de production jamais connues dans le passé : chaque mois sortent d’usine trois A380, huit et bientôt onze A330, l’A350 pointe à l’horizon (il entrera en service à partir de 2014) tandis que la famille A320, revigorée par une nouvelle motorisation, s’envole vers de nouveaux records avec la production de 42 exemplaires mensuels. Mais le projet de pousser davantage les feux est apparemment mis en sommeil.
Toute prévision, même à court terme, doit tenir compte d’une interrogation lancinante : il y a-t-il un risque d’explosion d’une «bulle» de la construction aéronautique civile ? Les compagnies aériennes manqueraient-elles de prudence et de réalisme ? Et ont-elles les moyens de leurs ambitions, alors que leurs banquiers sont étrangement frileux ? EADS vit au cœur de cet environnement aux multiples dangers. Mais, après tout, telle est la règle du jeu.
Pierre Sparaco - AeroMorning