29 mai 1816 | Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



James Sant, Napoléon à Sainte-Hélène
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MERCREDI 29 [mai 1816].

La Corse et le pays natal. Paroles de Paoli. Magnanimité de Madame Mère.

   Depuis longtemps l’Empereur se promet, chaque soirée, à notre sollicitation, de monter à cheval le lendemain de bon matin ; mais au moment d’exécuter ce projet, il ne s’en trouve plus le courage. Aujourd’hui il était donc au jardin dès huit heures et demie ; il m’y a fait appeler. La conversation est tombée sur la Corse, et y est demeurée plus d’une heure. « La patrie est toujours chère, disait-il, Sainte-Hélène même pourrait l’être à ce prix. » La Corse avait donc mille charmes ; il en détaillait les grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Il disait que les insulaires ont toujours quelque chose d’original, par leur isolement, qui les préserve des irruptions et du mélange perpétuel qu’éprouve le continent ; que les habitants des montagnes ont une énergie de caractère et une trempe d’âme qui leur est toute particulière. Il s’arrêtait sur les charmes de la terre natale : tout y était meilleur, disait-il, il n’était pas jusqu’à l’odeur de sol même ; elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; il ne l’avait retrouvée nulle part. Il s’y voyait dans ses premières années, à ses premières amours ; il s’y trouvait dans sa jeunesse, au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes, les gorges étroites ; recevant les honneurs et les plaisirs de l’hospitalité ; parcourant la ligne des parents dont les querelles et les vengeances s’étendaient jusqu’au septième degré. Une fille, disait-il, voyait entrer dans la valeur de sa dot le nombre de ses cousins. Il se rappelait avec orgueil que, n’ayant que vingt ans, il avait fait partie d’une grande excursion de Paoli à Porte di Nuovo. Son cortège était nombreux ; plus de cinq cents des siens l’accompagnaient à cheval ; Napoléon marchait à ses côtés ; Paoli lui expliquait, chemin faisant, les positions, les lieux de résistance ou de triomphe de la guerre de la liberté. Il lui détaillait cette lutte glorieuse ; et sur les observations de son jeune compagnon, le caractère qu’il lui avait laissé apercevoir, l’opinion qu’il lui avait inspirée, il lui dit : « O Napoléon ! tu n’as rien de moderne ! Tu appartiens tout à fait à Plutarque ! »

   Quand Paoli voulut livrer son île aux Anglais, la famille Bonaparte demeura chaude à la tête du parti français, et eut le fatal honneur de voir intimer contre elle une marche des habitants de l’île, c’est-à-dire d’être attaquée par la levée en masse.

  « Douze ou quinze mille paysans, disait l’Empereur, fondirent des montagnes sur Ajaccio ; notre maison fut pillée et brûlée, les vignes perdues, les troupeaux détruits. Madame, entourée d’un petit nombre de fidèles, fut réduite à errer quelque temps sur la côte, et dut gagner la France. Toutefois Paoli, à qui notre famille avait été si attachée, et qui lui-même avait toujours professé une considération particulière pour Madame, Paoli avait essayé près d’elle la persuasion avant d’employer la force. Renoncez à votre opposition, lui avait-il fait dire ; elle perdra vous, les vôtres, votre fortune ; les maux seront incalculables, rien ne pourra les réparer. » En effet, l’Empereur faisait observer que sans les chances que lui a procurées la Révolution, sa famille ne s’en serait jamais relevée. « Madame répondit en héroïne, et comme eût fait Cornélie, disait Napoléon, qu’elle ne connaissait pas deux lois ; qu’elle, ses enfants, sa famille, ne connaissaient que celles du devoir et de l’honneur. Si le vieil archidiacre Lucien eût vécu, ajoutait l’Empereur, son cœur eût saigné à l’idée du péril de ses moutons, de ses chèvres et de ses bœufs, et sa prudence n’eût pas manqué de conjurer l’orage. »

  Madame, victime de son patriotisme et de son dévouement à la France, crut être accueillie à Marseille en émigrée de distinction ; elle s’y trouva perdue, à peine en sûreté, et fut fort déconcertée de ne trouver le patriotisme que dans les rues, et tout à fait dans la boue.

  Napoléon, dans sa jeunesse, avait écrit une histoire de la Corse, qu’il adressa à l’abbé Raynal, ce qui lui valut quelques lettres et des distinctions flatteuses de la part de cet écrivain alors l’homme à la mode. Cette histoire s’est perdue.

  L’Empereur nous disait que, lors de la guerre de Corse, aucun des Français qui étaient venus dans l’île n’en sortait tiède sur le caractère de ses montagnards ; les uns en étaient pleins d’enthousiasme, les autres ne voulaient y voir que des brigands.


Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Tome 1, Éditions du Seuil, 1968 ; Collection Points, 2011, pp. 690-691-692. Préface de Jean Tulard. Présentation et notes de Joël Schmidt.




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■ Voir aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 15 mai 1796 | Stendhal, Incipit de La Chartreuse de Parme (entrée du Général Bonaparte dans Milan)
→ (sur Terres de femmes) 26 novembre 1812 | La Grande Armée au bord de la Bérézina (extrait de La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï)
→ (sur Terres de femmes) 5 mai 1821 | Mort de Napoléon Bonaparte (extrait de Vie de Napoléon de Chateaubriand [livre XIX à XXIV des Mémoires d’outre-tombe])
→ (sur Terres de femmes) Marie Ferranti, Une haine de Corse. Histoire véridique de Napoléon Bonaparte et de Charles-André Pozzo di Borgo (note de lecture d’AP)
→ (sur le site de The St. Helena Virtual Library and Archive) Views of St. Helena



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