Philipp Hieronymus Brinckmann (Spire, 1709-Mannheim, 1760),
Les Chutes du Rhin à Schaffhausen, après 1745
Huile sur toile, 58 x 79 cm, Munich, Alte Pinakothek
Le premier volet de cette série nous conduisait en Prusse, à la cour de Frédéric II, où nous avions vu Carl Philipp Emanuel Bach commencer à façonner, dans le courant des années 1740, les premiers éléments de ce qui deviendrait, plus de 60 ans plus tard, le romantisme. Mettons aujourd’hui le cap plus au sud pour partir à la découverte de deux figures actives au sein de deux cités dont le rôle a été capital dans l’éclosion de la symphonie « moderne » (pour l’époque, s’entend) et l’émergence d’une nouvelle sensibilité.
La première étape sera Vienne où, vers le milieu du siècle, s’élabore un style qui, en s’appuyant sur les techniques héritées du baroque, adopte une palette émotionnelle dans laquelle la rhétorique tend à s’effacer devant une subjectivité de plus en plus marquée. Un des musiciens les plus représentatifs de ceux que la musicologie ont nommé les Préclassiques viennois est, aux côtés de Georg Christoph Wagenseil (1715-1777), dont je reparlerai ultérieurement, Georg Matthias Monn. Peut-être né Johann Georg Mann à Vienne le 9 avril 1717, les éléments de sa biographie sont d’une extrême ténuité. On sait qu’il fut sopraniste à Klosterneuburg entre 1731 et 1732 où il est très probable qu’il reçut l’essentiel de sa formation musicale. Organiste tout d’abord à Melk, il prit, à partir de 1738, cette fonction à la Karlskirche de Vienne, fraîchement construite, et mourut de la tuberculose dans cette ville le 3 octobre 1750. Pédagogue renommé de son vivant, on ne connaît néanmoins aucun de ses élèves de façon certaine mais c’est l’un de ceux qu’on suppose l’avoir été, Georg Albrechtsberger (1736-1809), qui nous livre, en quelques mots rapportés par Joseph Sonnleitner, une des rares descriptions crédibles où l’on devine, au plus, une silhouette : « Il doit avoir été d’une constitution très faible car, bien qu’il ne bût pas de vin – ce qui est fort rare dans un couvent de chanoines – il ne vécut pas jusqu’à un grand âge. Une âme sombre et un travail harassant y ont probablement aussi contribué. Il ne se maria jamais et était toujours de noir vêtu. »
Les symphonies et concertos de Monn sont particulièrement intéressants car y coexistent une empreinte assez nette du style baroque tardif à la Fux et des expérimentations qui autorisent à présumer une probable connaissance des recherches menées par Carl Philipp Emanuel Bach, à moins que les siennes propres soient simultanément allées dans la même direction. Qu’il s’agisse du Concerto pour violoncelle en sol mineur, encore tributaire de la forme à ritournelle chère aux compositeurs italiens comme, entre autres, Vivaldi, ou de la Symphonie en sol majeur de 1749, dont vous sont proposés des extraits, les traits conservateurs sont nettement contrebalancés par la volonté de décrire au plus près les incessants changements d’affect de l’âme humaine propre à l’Empfindsamer Stil (style sensible), qui parvient à s’exprimer malgré le corset encore sensible de l’imposant héritage contrapuntique viennois qui tempère chez Monn le caractère imprévisible et l’imagination débridée que l’on trouve de façon si caractéristique chez le « Bach de Hambourg ». Que le sentiment soit celui d’une tendresse pleine une pudique nostalgie (Allegro liminaire du Concerto pour violoncelle) ou traversée de lueurs plus inquiètes (Andante central de la Symphonie en sol majeur), ou qu’il se pare ailleurs de couleurs plus souriantes, il est en train de gagner lentement le centre du champ expressif où d’autres compositeurs l’installeront complètement ; il convient d’ailleurs de noter que la musique de Monn fut jugée suffisamment intéressante pour que, 50 ans après sa mort, les maisons d’éditions continuent à la proposer, voire la gravent de nouveau.
« Je le considère comme le meilleur compositeur de symphonies qui ait jamais vécu. Splendeur, sonorité pleine, déchaînement et ivresse puissante et bouleversante du flux harmonique, nouveauté dans les idées et les tournures ; son pomposo inimitable, ses andante surprenants, ses menuets et trios envoûtants, et enfin ses prestos envolés et jubilatoires lui ont valu jusqu’à ce jour l’admiration générale. » Ces louanges de Christian Friedrich Daniel Schubart (1739-1791) dans son Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst publié posthumément en 1806, s’adressent à un musicien actif à Mannheim, seconde étape de notre parcours, aussi peu connu aujourd’hui qu’il fut reconnu par ses contemporains : Anton Fils (on trouve également les graphies Filz ou Filtz). Tout comme Monn, les éléments biographiques le concernant sont rares. Baptisé à Eichstätt, en Bavière, le 22 septembre 1733, il est le fils d’un violoncelliste et camérier à la cour du prince-évêque de la ville, dans laquelle il fait ses études jusqu’aux environs de 1753, année où il s’inscrit à l’université d’Ingolstadt en droit et en théologie, matière qu’il abandonnera l’année suivante. Le 15 mai 1754, il est engagé comme violoncelliste au sein de l’orchestre de la Cour de Mannheim, la phalange la plus en vue de l’époque, au sein de laquelle il parfait sans doute les connaissances acquises sous la férule de son père auprès de Jan Stamič (Johann Stamitz, 1717-1757). Il se marie en 1757 et, signe de son succès, devient propriétaire en 1759. Il meurt à Mannheim où il est enterré le 14 mars 1760.
Mort à 27 ans, peut-être d’une indigestion d’araignées qu’il aimait, selon Schubart, croquer toutes crues, Fils a tout de même eu le temps de composer une œuvre conséquente puisqu’on conserve de lui une trentaine de symphonies, des concertos, de la musique de chambre et quelques pièces sacrées. Aucun autographe, ni écrit de sa main n’a été conservé, notre musicien ayant eu tendance, toujours selon Schubart, à se servir « souvent de ses compositions les meilleures comme de torches une fois qu’elles avaient été jouées », mais sa veuve vendit néanmoins l’intégralité de sa production instrumentale restante à Louis-Balthazard de la Chevardière, éditeur parisien, entre autres, de Boccherini, qui en assura la publication entre 1760 et 1765. Si ses œuvres s’écartent généralement fort peu des schémas de l’École de Mannheim, dont elles épousent l’esprit brillant et léger, en usant de grands crescendos pour structurer les morceaux et en favorisant l’émancipation des pupitres des vents, une cependant se distingue clairement du lot, la Symphonie en sol mineur, datant probablement de la fin de sa brève période créatrice. Ses mouvements extrêmes et son Menuet, débordants d’énergie et d’une tension exacerbée avec une science très sûre du drame, ne laissent guère de répit à l’auditeur qu’ils entraînent dans un tourbillon de passions contrastées dans l’emballement desquelles il est permis de voir une des premières étapes déterminantes de ce courant préromantique qui se nommera Sturm und Drang (tempête et élan/passion) d’après le titre d’une pièce du dramaturge Maximilian von Klinger représentée en 1777. Vous retrouverez d’ailleurs, dans l’Allegro assai conclusif de cette Symphonie de Fils, une idée musicale qui sera reprise par Mozart dans sa propre Symphonie en sol mineur (KV 183/173dB) de 1773 et une de ces « fausses conclusions » dont Haydn raffolait, ce qui ne saurait, du moins pour le premier dont on connaît les nombreux contacts avec Mannheim, être un hasard. Ce n’est néanmoins pas dans cette ville, qui connaîtra une lente extinction artistique à partir de la fin des années 1770, que s’écrira l’histoire du préromantisme, mais à Vienne où nos pas nous reconduiront bientôt.
A suivre.
Références discographiques :
Georg Matthias Monn (1717-1750) :
1. Concerto pour violoncelle, cordes et basse continue en sol mineur :
[I] Allegro
Jean-Guihen Queyras, violoncelle
Freiburger Barockorchester
Petra Müllejans, premier violon & direction
Concertos pour violoncelle (Haydn, Monn). 1 CD Harmonia Mundi HMC 901816. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
2. Symphonie en sol majeur :
[II] Andante
L’Arpa Festante
Michi Gaigg, premier violon & direction
Symphonies. 1 CD CPO 999273-2. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
3. Anton Fils (1733-1760) : Symphonie en sol mineur :
[I] Allegro
[IV] Allegro assai
Concerto Köln
Mannheim, the Golden Age (Cannabich, Carl et Johann Stamitz, Fils, Fränzl). 1 CD Teldec 3984-28366-2. Ce disque peut être acheté, au sein d’un coffret, en suivant ce lien.
Illustrations complémentaires :
Bernardo Bellotto (Venise, c.1721-Varsovie, 1780), Vienne, vue de la Lobkowitzplatz, 1759-60. Huile sur toile, 115 x 152 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
Theodor Gottfried Thum (actif en Allemagne autour de 1750), Vue du château de Mannheim, tirée du Thesaurus Palatinus, 1750. Plume et aquarelle sur papier, 39 x 25 cm, Heidelberg, Bibliothèque de l’université