C’est pas nous, c’est pas nous !

Publié le 28 mai 2012 par Copeau @Contrepoints

Voici comme pro­mis la suite de notre chro­nique d’hier sur la concep­tion un peu par­ti­cu­lière qu’ont nos éminences de la fis­ca­lité. Nous en étions res­tés à la situa­tion des contri­buables qui, légi­ti­me­ment et sans se faire le moins du monde vili­pen­der, choi­sissent la voie licite la moins impo­sée.

Par Frédéric Wauters, depuis Bruxelles, Belgique.
Lire la 1ère partie :

L’indépendant accusé à tort

Seule­ment voilà. Ce qui, pour le par­ti­cu­lier, semble par­fai­te­ment nor­mal, prend chez l’indépendant une conno­ta­tion néga­tive. Uti­li­ser sa société pour payer moins d’impôts en toute léga­lité est abso­lu­ment scan­da­leux pour nos deux tru­blions fis­caux. Exemple parmi d’autres : plu­tôt que d’acheter ma mai­son seul, je l’achète avec ma société. Elle en acquiert l’usufruit pour 20 ans, et j’achète la nue-propriété. Après 20 ans, l’usufruit de ma société s’éteint, et je deviens plein pro­prié­taire de la mai­son de plein droit et sans acquit­ter de nou­veaux impôts. Pour autant, du moins, que cet achat scindé satis­fasse à une myriade de condi­tions des­ti­nées, jus­te­ment, à pré­ve­nir les abus. Durant les 20 pre­mières années, ma société, qui est la seule à pou­voir léga­le­ment jouir du bien, le met gra­tui­te­ment à ma dis­po­si­tion, et paie en plus mes fac­tures d’eau, de chauf­fage et d’électricité. Illé­gal ? Pas le moins du monde. Cha­cune de ces libé­ra­li­tés a un prix : un avan­tage de toute nature (ATN), évalué de manière for­fai­taire, est rajouté à mes reve­nus, et je devrai payer des impôts des­sus. Ce for­fait est infé­rieur à la valeur réelle, c’est par­fai­te­ment exact. Mais le légis­la­teur est un bel hypo­crite : c’est lui qui choi­sit la valeur qu’il doit prendre. S’il n’est pas content, au lieu de pous­ser des cris d’orfraie, il n’a qu’à l’augmenter. Il vient d’ailleurs de le faire pour la mise à dis­po­si­tion gra­tuite de l’appartement : le mon­tant de l’ATN a dou­blé par rap­port à l’an der­nier, et com­mence à se rap­pro­cher du mon­tant d’un loyer. En atten­dant, tout ceci est légal.

 La “dis­po­si­tion anti-abus”

Der­nier acte de la pièce : nos poli­ti­ciens décident que ce n’est pas bien, que les indé­pen­dants sont des salauds de pro­fi­teurs et qu’il faut les taxer. La réac­tion logique serait d’augmenter la valeur des ATN, ou de sup­pri­mer cer­taines dis­po­si­tions du Code de l’Impôt sur les Reve­nus (CIR). Après tout, ce sont eux qui votent les lois, non ?  Mais plu­tôt que de choi­sir cette voie facile, ils décident de se doter un bazooka : ils ajoutent au CIR un article 344 censé rendre nuls les mon­tages qui ont pour but d’éviter l’impôt. Encore une fois, l’absurdité de la chose est patente : plu­tôt que de sup­pri­mer les mesures fis­ca­le­ment favo­rables, on pré­fère per­mettre au fisc de les annu­ler quand bon lui chante. C’est l’intro­duc­tion de l’arbitraire en lieu et place du droit. Inutile de le dire, cette dis­po­si­tion contro­ver­sée ne tient pas devant les juges. La Cour de Cas­sa­tion sonne la fin de la récréa­tion et réaf­firme la légi­ti­mité de l’évitement limite de l’impôt. Notons au pas­sage la remar­quable constance de la Cour, qui, depuis plus de 50 ans, suit la même ligne contre le fisc.

Les lec­teurs inté­res­sés par l’historique de la notion d’évitement légi­time de l’impôt et la dif­fé­rence entre fraude et évite­ment licite trou­ve­ront un excellent résumé de la chose dans le cours de droit fis­cal dis­pensé par Maître Thierry Afschrift à la Sol­vay Brus­sels School of Eco­no­mics & Management.

Aujourd’hui, entouré d’un grand brou­haha média­tique, l’article 344 renaît de ses cendres, dans une ver­sion revam­pée et relif­tée. Et le ministre croit dur comme fer que cette fois-ci, il va coin­cer tous ces salauds de frau­deurs — qui, je le rap­pelle, ne sont ni des salauds, ni des frau­deurs. Très enthou­siaste, il rédige une jolie cir­cu­laire pour expli­quer à ses fonc­tion­naires com­ment y par­ve­nir. La lec­ture de cette cir­cu­laire fait en effet très peur. Et les sala­riés, qui se croient à tort à l’abri, feraient bien de trem­bler : une lec­ture stricte des inten­tions de la cir­cu­laire et des exemples four­nis ne laisse pla­ner aucun doute sur la volonté de ratis­ser le plus large pos­sible. Vous vous rap­pe­lez de la “dona­tion strip-tease” ?

Et bien voici ce que dit le ministre dans sa circulaire :

La notion d’ensemble d’actes juri­diques réa­li­sant une même opé­ra­tion vise égale­ment la décom­po­si­tion arti­fi­cielle d’une opé­ra­tion en actes suc­ces­sifs s’étalant sur une période plus longue que l’année d’imposition […] Lorsque les actes sont ainsi répar­tis sur plu­sieurs années, l’administration pourra tout de même appli­quer l’article 344 §1er, CIR 92, à condi­tion de démon­trer l’unicité d’intention entre les opérations.

À le lire, donc, la moi­tié de la popu­la­tion “abuse” de la loi. Heu­reu­se­ment, le cro­que­mi­taine se dégonfle à vue d’œil. J’ai parlé à quelques fis­ca­listes et spé­cia­listes du droit récem­ment, pour leur faire part de mes inquié­tudes à la lec­ture de la cir­cu­laire du ministre Vana­ckere. Tous m’ont ras­suré :  cette cir­cu­laire serait en grande par­tie inap­pli­cable et les fonction­naires qui ten­te­raient la chose se ver­raient débou­tés par les tri­bu­naux. Pro­ba­ble­ment après quelques années, le temps qu’il y ait juge­ment en pre­mière ins­tance, puis appel, puis éven­tuel­le­ment cas­sa­tion et reju­ge­ment en appel.

Ce sera dom­mage pour les pauvres contri­buables tom­bés dans leur ligne de mire. Mais les autres pour­ront dor­mir sur leurs deux oreilles, et c’est tant mieux. L’arbitraire ne devrait jamais pou­voir rem­pla­cer une loi. Seule la fraude est — à juste titre — punis­sable. Mais nul ne devrait craindre pour sa sécu­rité finan­cière sim­ple­ment parce qu’il essaie comme il le peut d’échapper à l’une des pres­sions fis­cales les plus élevées du monde, sans dépas­ser les limites de la légalité.

Le Grand Méchant Fisc, qui vou­lait souf­fler sur les construc­tions fis­cales, en sera pour sa peine. Comme dans le des­sin animé de Dis­ney, que je vous livre ici en guise de conclusion…

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