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« J’écris pour ne pas m’ennuyer »
Giacomo Casanova
J’aime beaucoup l’Italie, mais j’aime passionnément Venise. Tout le monde a en tête les clichés de Venise romantique, avec ses canaux et ses gondoliers, mais c’est une image absurde. Venise n’est pas romantique, Venise est effrontément libertine, son image romantique découle du même glissement sémantique qui a transformé le noble voyageur en touriste idiot. Je hais les touristes, ils sont la plaie de l’humanité au même titre que les couples mielleux qui se vautrent dans le romantisme qui n’est qu’une manière vulgaire de s’ennuyer à deux. Et quand je dis que Venise est libertine, là encore, je ne parle pas du libertinage brutal du Marquis de Sade, mais bien du libertinage au sens littéral, celui de la Strozzi, de l’Aretin et de Casanova.
D’ailleurs, Casanova est, avec Nietzsche, un autre admirateur de la Sérénissime, mon philosophe préféré. D’abord parce qu’il n’est pas philosophe comme Kant, enfermé dans un bureau à méditer sans jamais avoir vécu, mais philosophe au sens qu’il a toujours pleinement exploité toutes les potentialités de l’existence. Musicien, poète, beau parleur, élégant, mondain sans jamais vendre la moindre parcelle de lui-même. Séducteur, pas par la force comme le violent marquis cité plus haut et pas comme un collectionneur avide comme on qualifie trop hâtivement aujourd’hui les bourrins qui profitent de l’ivresse et de l’ennui d’une pauvresse, mais comme un homme qui a vraiment aimé toutes ses conquêtes, aussi furtifs soient leurs rapports. Libre au point de réussir à s’échapper de la prison des Plombs en déployant des trésors d’ingéniosité. Et je tiens ses Mémoires pour la seule autobiographie réellement sincère à avoir jamais été écrite.
Revenons sur le Rialto. Venise est une oeuvre d’art faite ville. D’abord d’art compris dans sons sens étymologique d’habileté et de savoir faire, puisque la cité a été entièrement arrachée à la lagune, bâtie sur des pilotis et construite en briques pour ne pas trop peser sur le fond marin, et la légèreté est le propre de la beauté. D’art ensuite au sens propre: outre son architecture où domine le gothique flamboyant et le vénéto-byzantin, la ville a donné naissance à Carpaccio, au Tintoret, à Vivaldi, à l’opéra populaire, a inspiré Chopin pour ses barcarolles, et a assisté aux scènes de ménage de Musset et Sand qui confirment bien ce que je disais dans le premier paragraphe.
Pendant des siècles, la licence la plus complète à regné sur la Sérénissime. Elle fut l’une des premières à assurer la liberté religieuse (où pour être plus précis une bienveillante indifférence, du moment que les affaires marchaient), offrant des comptoirs aux protestants et aux juifs (même si le mot ghetto vient du quartier où étaient assignés ces derniers), et soumettant les décisions de l’Inquisition au Conseil des Dix. Elle tolérait l’existence des sigisbées, sortes d’amants officiels qui assuraient le « devoir conjugal » quand le mari se faisait par trop indifférent ou trop vieux, ses curés furent mécènes de l’art et pas que du plus orthodoxe, et ses courtisanes rivalisaient avec les geishas pour ce qui était des choses de l’esprit, ce qui rend la bagatelle encore plus agréable. Elle fut l’une des premières à limiter le pouvoir absolu en instaurant la République par le biais d’un système électoral plus complexe que la théorie des neutrons stériles, et se distingue surtout par son carnaval où tout le monde peut être parfaitement soi-même à l’abri de son masque, comme le disait Oscar Wilde. Ajoutons que les marchands vénitiens, qui avaient oublié d’être cons, ont inventé la comptabilité à double entrée, et la mutuelle.
Enfin, Venise est une ville éminnement philosophique, puisqu’elle sait sa fin inéluctable, s’enfonçant de deux millimètres par an dans l’Adriatique qui s’élève des mêmes mesures sous l’effet du réchauffement climatique, et elle profite bien de l’existence en attendant.
Mais je cause, je ratiocine, j’ergote, et je vous vends une vision totalement subjective et idéalisée d’une cité qui a fait fortune pendant les croisades, avec son cortège de guerres à des fins mercantiles et de commerce d’esclaves. Mais j’ai de bonnes raisons.
Au détour d’une lecture, j’apprends que la Ca’ Dario, joli petit palais sis dans le quartier de Dorsoduro, à quelques encablures du bassin San Marco, peine à trouver preneur, sous prétexte qu’elle serait maudite. En effet, depuis son érection au XVè siècle par Giovanni Dario, ses propriétaires succombent les uns après les autres, à une faillite, à une crise de démence, ou à une mort violente. A son fronton l’inscription « Urbis Genio Ioannes Dario » est l’anagramme de « Sub Ruina Insidiosa Genero », si vous ne comprenez pas vous n’aviez qu’à faire du latin à l’école mais sachez que c’est de mauvais augure.
Je lance donc une grande souscription graoulienne pour me porter acquéreur de cette bicoque. De deux choses l’une: soit ma chronique immondaine vous irrite le neurone à lecture, et vous serez heureux de me voir disparaître dans des circonstances non élucidées, si possible avec moultes détails glauques pour vous venger de toutes les fois où je vous ai gavé avec mes histoires de loups et de bergers. Auquel cas, vous auriez tout intérêt à souscrire à ma proposition afin de mettre un terme à toute la méchante ironie que je déploie à longueur de colonnes et au fil de mon inspiration viticole. Soit vous êtes un aficionado de mes articles, vous trouvez que mes textes sont ce qu’on a fait de mieux depuis Alexandre Vialatte, et que ce savant mélange d’érudition de comptoir et de verve littéraire mérite un Nobel et un Pulitzer par an pendant quatre générations, auquel cas je trouve que vous avez très bon goût et vous serez éternellement mon invité en ma modeste demeure lacustre. Bref, quoiqu’il advienne, tout le monde sera satisfait, d’autant plus que les malédictions, comme les promesses électorales, n’engagent que ceux qui y croient.
Enfin, de ma future demeure vénitienne, je pourrais faire renaître de ses cendres la République des Doges et la jumeler avec la République Messine dont je suis déjà président. Ainsi, si Metz fut mon berceau fatidique, comme le dit joliment Verlaine, Venise sera mon joyeux viager.