L’objectif de ce billet n’est pas de critiquer Keynes et sa théorie mais de vous expliquer pourquoi les préconisations keynésiennes n’apportent aucune solution à la crise européenne. Keynes avait lui-même décrit des circonstances dans lesquelles telle ou telle de ses recommandations resteraient sans effet.
Par Acrithène.
Connaisseurs de John Maynard Keynes, peut-être avez-vous tiqué sur le titre de cet article. En effet, la citation originale de l’auteur est plutôt « à long terme, nous sommes tous morts ». C’était sa réponse aux critiques quant aux effets de long terme de ses politiques de relance.L’objectif de ce billet n’est pas de critiquer Keynes et sa théorie. Je propose plutôt de vous expliquer pourquoi, même en admettant leurs pertinences, les préconisations keynésiennes n’apportent aucune solution à la crise européenne. Keynes avait lui-même décrit des circonstances dans lesquelles telle ou telle de ses recommandations resteraient sans effet.
Avant-hier, l’Allemagne est parvenue à émettre des obligations à deux ans à un taux d’intérêt quasiment nul, 0,07%. Parfois certaines maladies ont des symptômes qu’on peut prendre pour de bonnes nouvelles. Pour vous expliquer pourquoi nous sommes tous morts à court terme dans la perspective de Keynes, il vous faudra passer l’étape d’une introduction à sa théorie…
Les liens entre taux d’intérêt et production
Le cœur de la théorie de Keynes se trouve dans les relations qu’entretiennent les taux d’intérêt (r) et la production (Y) sur le marché des biens (dit « réel ») et sur le marché monétaire. D’où le titre de son principal ouvrage : la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936).
Sur le marché réel, Keynes considère en bon comptable que la production (Y, le PIB) est soit consommée (C) soit investie (I), c’est-à-dire Y=C+I. Il ajoute avec raison que lorsque le taux d’intérêt augmente, on doit observer une baisse de la consommation car l’épargne (S) devient avantageusement rémunérée, tandis que l’investissement est découragé car il coûte plus cher d’emprunter. Le taux d’intérêt a donc un effet négatif sur les deux destinations de la production nationale, d’où une relation négative entre Y et r. Ayant pour intermédiaires l’investissement (I) et l’épargne (S), on l’appelle IS.
Sur le marché monétaire, Keynes identifie trois origines à la demande monétaire : la réalisation des transactions sur le marché réel, le souhait des agents de disposer de leur richesse sous forme liquide, et le motif de spéculation (on espère prêter demain à un taux supérieur à celui auquel on a emprunté aujourd’hui).
Le besoin de monnaie pour les transactions réelles dépend de la quantité de biens produits (Y) multipliée par leur prix (p). Keynes émettant l’hypothèse que les prix sont rigides à court terme*, on peut fixer p=1 et l’éliminer de l’équation. On obtient une relation positive parfaite entre la demande de monnaie et la production. Plus il y a de production, plus il faut de monnaie pour réaliser les échanges de biens. Quant à la demande à titre spéculatif ou par goût de la liquidité, elle est découragée par la hausse des taux d’intérêt qui incite les détenteurs de liquidité à les placer et rend le financement de la spéculation plus coûteuse. En regroupant toutes les composantes de la demande monétaire (DM), on obtiendrait une équation de la forme DM=Y-b.r, où b est un paramètre à estimer.
Si la puissance publique contrôle l’offre monétaire, et sachant qu’à l’équilibre la demande est égale à l’offre, elle peut fixer un niveau M de monnaie en circulation tel que M=Y-b.r, ou encore r=(Y-M)/b. On obtient donc une relation croissante entre Y et r. Parce qu’elle a pour intermédiaire la demande de liquidité sur le marché monétaire, on l’appelle LM.
À l’équilibre, les deux relations IS et LM doivent être vérifiées, ce qui situe l’économie au point d’intersection des deux courbes. Cela s’appelle le modèle IS-LM, longtemps au cœur de la politique macroéconomique.
Les politiques budgétaires et monétaires
Pour générer de la croissance (accroître Y) en période de crise, les keynésiens font deux recommandations aux gouvernants : abaisser les taux d’intérêts sur le marché monétaire, et créer du déficit public sur le marché réel. Voyons comment fonctionneraient ces remèdes d’après eux.
La politique budgétaire consiste à augmenter les dépenses de l’État, qui s’ajoutent, selon leurs usages, à la consommation ou à l’investissement total du pays, sans affecter la dépense privée. Pour ne pas affecter la demande privée, il est important de ne pas compenser cette hausse des dépenses par une hausse des recettes fiscales, c’est pour cela qu’il n’existe pas de relance budgétaire sans existence d’un déficit public. Concrètement, dans le modèle, l’effet du déficit public est, pour un taux d’intérêt donné, d’accroître la production du pays. Graphiquement il s’agit d’un déplacement vers la droite de la courbe IS.
Le déplacement de IS provoqué par le déficit public laisse apparaître une nouvelle intersection entre IS et LM, qui constitue la nouvelle situation de l’économie. Du fait de la forme de LM, on remarque que l’accroissement de Y est moindre que le déplacement de la courbe IS, et que le taux d’intérêt s’est élevé. Cet effet traduit que même chez Keynes, il n’est pas possible d’augmenter les dépenses de l’État sans affecter le secteur privé. Pour financer son déficit, l’État emprunte sur les marchés financiers, raréfiant l’épargne pour les autres emprunteurs, tendant ainsi les taux d’intérêt et limitant la capacité des investisseurs privé à financer leurs projets. C’est l’effet d’éviction.
Quant à la politique monétaire, elle consiste à favoriser l’offre de monnaie, c’est-à-dire M. Dans l’équation r=(Y-M)/b, une hausse de M abaisse le taux d’intérêt r pour un niveau de production Y donné. Graphiquement, la courbe LM se déplace vers le bas. Au nouvel équilibre, la production s’est accrue du fait que la baisse du taux d’intérêt a permis aux agents privés de se financer à moindre coût.
Keynes face à la crise européenne de la dette
Vous êtes désormais armé du célèbre modèle IS-LM pour comprendre la situation économique de l’Europe sous l’œil de Keynes. Peut-être avez-vous déjà perçu sa limite la plus évidente dans le contexte actuel. La dette publique a atteint des niveaux où elle a des effets négatifs considérables qui sortent du cadre du modèle. Il n’est pas pensable de créer des déficits volontairement pour relancer la croissance. Exit donc la politique budgétaire.
Reste la politique monétaire qui nous fera revenir sur l’emprunt allemand à 0% d’avant-hier. On peut décrire les effets de la politique monétaire en caractérisant leurs deux extrêmes.
L’extrême confiance des marchés financiers. Dans ses circonstances, les marchés peuvent abreuver leurs délires d’une offre monétaire pléthorique et bon marché grâce au soutien artificiel des autorités monétaires. Les banquiers centraux soufflent alors à plein poumon dans les bulles…
Et l’extrême défiance des marchés, cas envisagé par Keynes. Il évoque en effet une situation où la puissance publique ne parvient pas à faire baisser davantage le taux d’intérêt. Aussi pléthorique que soit l’offre monétaire, les banques commerciales et les investisseurs refusent de coincer leur argent dans des projets concrets. Pour les entreprises, les capitaux restent rares et chers. Toute la monnaie créée est absorbée par le désir de détenir de la liquidité, très utile en période d’incertitude, ou par spéculation. Les investisseurs conservent cette monnaie dans leur coffre où sous des formes quasi monétaires, c’est-à-dire des placements extrêmement liquides et extrêmement sûrs. Keynes appelle ce phénomène la trappe à liquidité, un concept ressorti par l’économiste keynésien Paul Krugman pour qualifier le Japon des années 1990 et sa décennie perdue. Toute la monnaie distribuée par la banque centrale est conservée sous forme monétaire ou quasi monétaire et n’ira pas alimenter des investissements réels. Or quel est l’investissement en Europe le plus sûr et le plus liquide ? Les obligations allemandes à deux ans. L’afflux de monnaie vers les marchés obligataires allemands à deux ans provoque leur appréciation et la baisse du taux servi par l’Allemagne à quasiment zéro.
Un bon moyen de repérer la trappe à liquidité, c’est d’observer un déversement de capitaux du financement des entreprises vers la dette publique à court terme d’États financièrement sains. Le graphique suivant vous montre l’évolution comparée de la valeur des obligations allemandes à deux ans (indice fourni par Bank of America) et celle des marchés actions européens. La divergence traduit le refus croissant des investisseurs de placer leur argent dans le financement des entreprises et leur préférence pour des placements sans aucun risque, quand bien même ces derniers ne rapportent plus rien.
Retour à notre modèle IS-LM. Graphiquement, la trappe à liquidité se traduit par l’absence de relation entre r et Y. r est à son niveau minimal atteignable, LM est une droite totalement horizontale illustrant la brisure du lien unissant l’offre monétaire à l’investissement des entreprises. Est-ce une situation dramatique ? C’est là que l’histoire est cruelle. Dans une trappe à liquidité, si la théorie keynésienne prévoit l’inutilité de la politique monétaire, elle croit en une efficacité maximale de la politique budgétaire. En effet, l’effet négatif de cette dernière, l’effet d’éviction, a disparu. La création de dette publique ne pique pas une épargne qui aurait pu s’adresser aux entreprises. En effet, comme nous l’avons dit, les épargnants refusaient, de toutes manières, d’investir davantage dans ces dernières !
Et voilà toute l’ironique cruauté de la Théorie Générale face à la crise de la dette publique : sa préconisation est d’accroître les déficits !
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