Le lendemain, on partit à l’aube. Impossible d’ailleurs de rester une heure de plus en cet endroit. La nuit, les insectes n’avaient pas arrêté de tourner autour de la moustiquaire et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur obstination avait été payante. Certains avaient fini par trouver les rares trous minuscules disséminés sur la surface de la toile. Une bonne dizaine d’énormes moustiques avaient donc fait connaissance avec l’homme blanc endormi, lequel s’aperçut très vite de leur présence. Mais à part se gratter à sang, il ne put pas faire grand-chose, même pas se rendormir. C’était impossible, car il entendait le vrombissement strident de toutes ces bestioles et au moment où il donnait un coup à gauche, croyant en exterminer l’une ou l’autre, il se faisait cruellement piquer du côté droit. Tout cela dans une nuit d’encre qui empêchait de voir l’ennemi, cela n’avait rien de réjouissant et il y avait de quoi perdre patience. Quand enfin, vers quatre heures du matin, il finit par s’assoupir d’épuisement, il fut aussitôt réveillé par les oiseaux de la forêt, qui se mirent à siffler tous ensemble en un concert impressionnant.
Quand il sortit de sa tente, les Noirs dormaient encore près du feu éteint. A première vue les moustiques ne les empêchaient pas de dormir, eux ! Au regard incrédule qu’ils lui jetèrent, il comprit qu’il était quasi défiguré par les piqûres d’insectes. Tant pis, à la guerre comme à la guerre ! Une terre inconnue l’attendait aux sources du fleuve et il y arriverait. Ce n’était quand même pas trois bestioles minuscules qui allaient l’empêcher d’atteindre on but. On replia la tente, on remit tous les bagages dans la pirogue et on déjeuna sur le pouce de deux bananes. Le vieil indigène, celui qui avait raconté l’histoire du léopard, mangeait même la peau épaisse et jaune de ce fruit exotique. Il la mâchait lentement et consciencieusement, assurant à chaque fois qu’on l’interrogeait que la force de la banane était là, dans cette peau à première vue indigeste, mais qui lui permettait, lui, de ramer toute une journée malgré son grand âge et cela sans plus absorber la moindre nourriture avant la nuit.
On Poussa la pirogue dans l’eau et on se mit à pagayer. Le courant était plus fort encore que la veille et on fit comprendre au grand chef blanc que si cela continuait ainsi, si le fleuve persistait à montrer sa colère, il faudrait se résoudre à attendre qu’il se calmât. Car le fleuve était un dieu, lui expliqua-t-on et il n’est jamais bon d’aller contre ses volontés. S’il a décidé de nous empêcher de remonter jusqu’à sa source, il ne faut pas s’opposer à son désir. Son esprit est partout et si vous désobéissez, il vous retrouvera où que vous soyez. Mais l’idée de rester inactif pendant deux bonnes semaines ne plaisait pas à l’explorateur occidental, qui était animé par l’énergie propre à sa race et qui ne comprenait pas qu’on pût vivre au rythme de la nature en se pliant à ses caprices. « Si on ne peut plus ramer, nous continuerons à pied. » Les Noirs le regardèrent, incrédules. Un Blanc, à pied ? On n’avait jamais vu cela !
Pourtant, vers midi, il devint évident pour tout le monde qu’on ne pouvait plus continuer ainsi. On avait beau ramer et ramer, pagayer en cadence et en chantant, rien n’y faisait : le bateau n’avançait pas. Parfois, même, il reculait après avoir pivoté sur lui-même et on avait alors toutes les peines du monde à le remettre dans le bon sens. Bref, si on avait progressé d’un petit kilomètre depuis l’aube, c’était le maximum. On tira la pirogue sur le rivage et comme tous les bagages étaient à l‘intérieur, ainsi que toutes les vivres, il fut décidé qu’on la porterait. Cela permettrait de l’utiliser de nouveau dans quelques semaines, quand la force du courant serait devenue plus raisonnable. On se mit donc en route. Deux hommes ouvraient la voie, tranchant sans pitié la végétation luxuriante afin d’ouvrir un passage. Puis six Noirs suivaient, portant la pirogue et tout son chargement. Enfin les deux derniers fermaient la marche, tenant chacun le côté d’une planche sur laquelle était assis l’homme blanc. Celui-ci encourageait son équipe en criant sans arrêt et en exhortant tout le monde à avancer.
Pour ce qui était d’avancer, on avançait, plus vite assurément que sur le fleuve en crue, mais à ce rythme-là, il était clair qu’on ne ferait pas cinq kilomètres sur la journée. La plus grosse difficulté, c’était pour les hommes qui portaient l’explorateur. Comment voulez-vous avancer tout en tenant latéralement une planche de bois pesant soixante-quinze kilos avec son fardeau ? C’était impossible ! Déjà ils étaient obligés de se pencher car la planche était basse, mais en plus ils devaient incliner le corps sur le côté, ce qui fait que leur démarche ressemblait à celle des crabes.
On fit un arrêt et on changea de méthode. L’homme blanc se retrouva assis dans la pirogue, toujours portées par les six Noirs, tandis que les deux autres derrière croulaient littéralement sous les bagages. Ils en avaient sur le dos, sur les épaules, en équilibre sur la tête et ils en portaient encore dans leurs bras. C’est bien simple, on ne les voyait plus sous cet amas hétéroclite, qui faisait un bruit métallique à chaque pas à cause des piquets de tente qui s’entrechoquaient. Tout ce qu’on apercevait, c’était leurs yeux apeurés, car ils craignaient de trébucher contre une racine et de tout faire tomber.
Après un kilomètre, tout le monde était exténué, même le Blanc dans sa pirogue, qui avait tellement crié pour guider son petit monde qu’il n’avait presque plus de voix. On changea encore de tactique. Cette fois, quatre hommes portèrent la pirogue vide pendant que trois se chargeaient des bagages, que deux ouvraient la route à coups de machette et que le dernier portait l’explorateur sur son dos. Juché comme il l’était en hauteur, il dominait la situation et donnait ses instructions à qui voulait l’entendre. En réalité, plus personne ne l’écoutait et tout le monde marchait machinalement sans penser à rien dans la chaleur étouffante. Il fallait être attentifs à ne pas se couper aux feuilles de fougères géantes qui, à peine tranchées, retombaient devant les pieds des marcheurs. Il fallait faire attention aux nuages d’insectes qui vous enveloppaient de leur masse bourdonnante ainsi qu’aux serpents qui, eux, trainaient dans les branchages et risquaient de vous tomber dessus à tout moment. Il fallait enfin éviter de marcher sur les araignées qui pullulaient au sol et dont la moindre morsure pouvait être fatale. Alors si en plus de tout cela il avait fallu écouter l’homme blanc, qui vociférait dans une langue que les pauvres Nègres entendaient à peine, c’est sûr qu’on allait encore avancer moins vite.
Vers dix-sept heures on s’arrêta pour dresser la tente. Tout le monde était exténué. On mangea le reste du singe, qui était maintenant légèrement faisandé, accompagné d’un riz blanc et collant, le même que la veille et qui était toujours aussi insipide. Il n’y eut pas de conte ce soir-là et à peine le repas terminé, tout le monde s’endormit.
Le lendemain à l’aube, la petite troupe fut réveillée par une dizaine de singes qui s’étaient mis en tête d’inspecter le campement. Certains étaient déjà en train de puiser dans la réserve de riz quand l’alerte fut donnée. L’homme blanc sortit précipitamment de sa tente et en deux coups de fusil il rétablit la situation. Deux cadavres restèrent à terre, tandis que les autres singes s’enfuyaient vers la cime des arbres en criant. Le dîner du jour était déjà assuré. Voilà une journée qui commençait bien. L’explorateur en profita pour dire qu’il fallait rattraper le temps perdu la veille et qu’il espérait bien faire quinze kilomètres aujourd’hui. Le plus vieux des Noirs le regarda et il dit simplement : « Alors toi aussi ti marches et toi aussi ti portes bagages. » Les deux hommes se dévisagèrent. Ce qui venait d’être dit était très pertinent et chacun le savait. Comme ils savaient que ce qui était en jeu maintenant, c’était de savoir qui allait diriger la suite des opérations. D’un côté un Blanc qui avait la pouvoir théorique mais qui ne connaissait rien à la forêt équatoriale, de l’autre un Noir habitué à voyager à travers bois et qui connaissait son pays à fond. Si on voulait avancer et si on voulait que l’expédition fût un succès, il allait bien falloir redescendre de son piédestal et accepter de se faire commander par un indigène. C’était le bon sens même. Et comme notre explorateur n’était pas venu ici pour diriger mais pour découvrir des terres inconnues et vivre une expérience extraordinaire, il accepta les nouvelles conditions sans rien dire.
Le nouveau chef donna quelques ordres et on repartit. Il y a avait toujours deux hommes en tête, pour se frayer un passage dans la végétation, mais cette fois il n’y en avait plus que trois pour porter la pirogue vide. Du coup, les cinq derniers étaient suffisants pour porter les bagages. Quant à l’homme blanc, pour lui donner l’illusion qu’il commandait encore un peu, on ne lui fit rien porter, sauf les deux carabines, symboles par excellence de l’autorité aux yeux des Noirs.
En procédant de la sorte, on fit quinze kilomètres ce jour-là et même vingt les jours suivants. Vers midi on s’arrêtait pour manger un peu de ce riz infâme et quelques fruits cueillis dans la matinée. Le soir, on faisait un feu pour éloigner les moustiques, puis le chef racontait une histoire. Il était souvent questions d’animaux dans ces contes, d’animaux qui se comportaient comme les hommes. On sentait que les Noirs les craignaient et que les véritables maîtres de l’Afrique, c’étaient eux. Le léopard occupait une place de choix dans tous ces récits, mais les oiseaux de proie également, ainsi que les lions et les éléphants. Ces derniers incarnaient non pas la force, comme on aurait pu le croire, mais l’intelligence et la mémoire. A cause des fameux cimetières où ces pachydermes ont l’habitude de venir se recueillir devant les ossements de leurs congénères morts, la mythologie primitive leur a attribué un rôle à part dans le monde animal, celui de conserver le souvenir des choses disparues. Ainsi, si une femme perdait un enfant en bas âge (ce qui, dans ces contrées sauvages, arrivait tous les jours), elle partait à la recherche d’un troupeau d’éléphants. Lorsqu’elle en avait trouvé un, elle se mettait à réciter des paroles rituelles puis exprimait sa peine par des sanglots. Pour mieux pleurer, elle se lacérait les seins à coups de lianes, puis elle tombait à genoux et attendait. On dit que si les éléphants s’approchaient d’elle, sa peine s’envolait aussitôt car elle savait alors que le souvenir de son enfant allait se perpétuer chez les dieux. Si par contre les éléphants lui tournaient le dos, l’âme du petit défunt allait hanter la forêt et se transformer en esprit méchant. Parfois, il rentrait dans le corps d’un serpent et se vengeait des vivants en leur causant des blessures mortelles.
Chaque soir, quand le vieillard avait fini son récit, on voyait que le regard des hommes exprimait une peur viscérale. L’Afrique profonde était là, autour de ce feu, au milieu de cette forêt impénétrable et le long de ce fleuve bouillonnant. La vie, ici, n’était pas seulement vécue, elle était aussi rêvée et un autre monde semblait exister à côté du monde réel, un monde de fantômes et de nuit, un monde aussi noir que la couleur de la peau des indigènes.