En 1928, Henri Michaux, alors âgé de 30 ans, voyage dans les Andes. Dans la lignée des grands écrivains voyageurs, il se découvre lui-même au cours de ce voyage quasi initiatique. Son livre, Ecuador, est bien plus qu’un récit. Aux yeux des intellectuels équatoriens, ce regard de l’autre est aussi révélateur. Quatre-vingts ans plus tard, venue de ce pays qui porte le nom d’une ligne invisible, une jeune artiste est profondément marquée par ce livre, elle voit autrement son pays, elle le redécouvre avec les yeux de Michaux. La performance vidéo qu’Estefania Peñafiel nous présente à la galerie LA BANK jusqu’au 26 Avril, dans sa première exposition en galerie, montre l’effacement de ce livre : elle l’a d’abord recopié à la main, elle l’a ingurgité, transformé en le réécrivant, et maintenant elle l’efface, lettre après lettre, ligne après ligne, en gros plan sur un grand écran, en plan plus large sur un petit moniteur. Ses doigts, peu à peu, blanchissent la page. C’est, pour le lecteur / spectateur, un spectacle poignant, presque insupportable de ne pouvoir lire, d’être confronté à la disparition du texte, qu’on tente vainement d’atraper, de saisir au vif. Je vous parlais récemment d’un autre effaceur : je trouve cette symbiose avec le texte, cette relation physique de l’artiste et du papier étonnamment tragiques (Préface à une cartographie d’un pays imaginé).
Dans l’autre pièce au sous-sol de la galerie, antre sombre, Estefania Peñafiel présente D’un regard l’autre - 25 000 images, installation déjà montrée au CREDAC quand j’ai découvert cette artiste. Je reprends mon commentaire d’alors sans guère le modifier:
Une salle aux murs noirs, à peine éclairée. Vous hésitez à y entrer, encore une implication physique demandée au spectateur, encore un risque à prendre. Tout au fond, sous la lumière blafarde, au sol, un empilement de photos quasi identiques, les 25 photogrammes d’une seconde d’un film. Elles montrent une femme, méditerranéenne, au regard intense, prise à la dérobée dans une ville au paysage indistinct, regardant presque timidement dans notre direction, par en-dessous. Il s’agit d’une séquence du film mythique (en tout cas mythique pour ma génération) de Pontecorvo, La Bataille d’Alger, film interdit, film contesté, film cible de nombreuses manifestations d’extrême-droite, film utilisé par les Américains pour former leurs cadres anti-terroristes, en Irak et ailleurs. La jeune femme est Djamila Bouhired, une militante du FLN, qui épousera son avocat, Jacques Vergès. Dans ce cachot aux murs noirs, dans cette semi-obscurité, nous voilà revenus il y a 50 ans ; la disparition de l’image souligne la disparition des prisonniers aux mains de l’armée, la mort omniprésente.
Estefania Peñafiel poursuit ainsi son travail rigoureux sur la mémoire, sur la révélation, l’apparition du visible.
Deux autres artistes sont dans la même exposition ‘Sécurité Minimum’. Jota Castro présente des oeuvres toujours très politiques, collier de drapeaux auquel est suspendue une machette évocatrice du génocide rwandais, ballons d’espoir retenus au sol par des balles en guise de lest et cette manifestation (photo de César Delgado Wixan) à l’ironie grinçante, Les Barbares. Vous vous souvenez peut-être de son exposition au Palais de Tokyo et en particulier des files d’attente discriminatoires (Blancs / Non-blancs). Ici, les barbares sont dans la ville, parmi nous, étrangers, sans papiers, immigrés, exclus et ils revendiquent : lisez leur bannière ! Cette capacité à retourner les codes, à poser les questions dérangeantes risque de tourner au procédé, mais reste très puissante.
Taysir Batniji a l’enviable sort de venir de Gaza. Avec un bagage aussi lourd, il pourrait être difficile de faire oeuvre d’artiste, de transformer le politique en esthétique, d’être à la fois créateur et producteur de sens. Une vidéo sur grand écran le montre tentant absurdement de ne pas cligner des yeux aussi longtemps que possible pendant que retentissent les explosions des bombes sur Gaza autour de lui: absurdité dérisoire comme seule réponse à la barbarie. Son installation Gaza Journal intime #2 est un mur de valises recouvertes de sable. Mur et valises semblent être des constantes de son univers, séparation et exil, exclusion et exode, révolte (barricade ?) et résignation. A son pied, tapi à l’abri, un moniteur présente une vidéo de petites choses anodines, flâneries nostalgiques à Gaza pendant la rare accalmie. Comme avec Ahlam Shibli, ce silence anodin parle beaucoup plus fort qu’un discours militant.
Trois oeuvres certes politiques, mais qui surtout parlent de mémoire et de témoignage, d’identité et de visibilité.
Photos courtoisie LA BANK.